zweig,pitié

Éditions Grasset

La pitié dangereuse

Un roman de Stefan Zweig
Une recen­sion de Denis Mechali

La pitié dan­ge­reuse est le seul roman ache­vé de Stefan Zweig. Il paraît en 1939. Exilé à Londres, Zweig l'écrit avant la Seconde Guerre mon­diale, en obser­vant avec un désar­roi gran­dis­sant les mêmes forces des­truc­trices qui ont conduit à la guerre de 1914 – 1918. Il situe d’ailleurs son récit en 1913.
Cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune offi­cier autri­chien, Anton Hofmiller. Invité dans une soi­rée par une richis­sime famille, il invite à dan­ser la jeune fille de la mai­son : une para­ly­tique. Pris de remords, il mul­ti­plie les visites, mais sa com­pas­sion se trans­forme en un piège émo­tion­nel. Édith tombe fol­le­ment amou­reuse, tan­dis qu’Anton lutte entre culpa­bi­li­té et désir de fuir. L’amour fou de la jeune Édith se ter­mine en tragédie.

Denis Mechali

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Cette recen­sion s'articule autour de trois axes principaux :

  1. Un rap­pel his­to­rique retra­çant l'évolution de l'Autriche-Hongrie de 1867 à 1918, puis l'Autriche et les autres états jusqu'à la défaite de l'Allemagne nazie en 1945 ;
  2. Une bio­gra­phie de Stefan Zweig, écri­vain et intel­lec­tuel vien­nois né en 1881. Il se sui­cide en 1942 avec sa jeune épouse ;
  3. Une ana­lyse de La Pitié dan­ge­reuse, roman de plus de deux cents pages. Un livre qui vient clore, ou presque, une longue car­rière jalon­née de grands suc­cès, com­pre­nant avant tout des nou­velles, mais éga­le­ment des bio­gra­phies his­to­riques, des pièces de théâtre et même des livrets d'opéra.

L'objectif de cet article

Mon objec­tif est de mon­trer l'antagonisme de deux uni­vers qui se côtoient tout en étant tota­le­ment différents :

  • l’univers de Zweig, de l’analyse psy­cho­lo­gique pro­fonde, pleine de nuances, d’attention aux contra­dic­tions et aux vio­lences des sen­ti­ments, avec une acui­té qui reflète, entre autres, l’amitié réelle (per­son­nelle) et les échanges intel­lec­tuels mul­tiples entre Zweig et Sigmund Freud. C’est, plus lar­ge­ment, un uni­vers de culture, d’une culture raf­fi­née et pro­fon­dé­ment « euro­péenne », ouverte à de mul­tiples cou­rants. Sans omettre, pour Zweig comme pour Freud, une part juive, dans les réfé­rences et dans l’ouverture des idées.
  • l’univers de la bru­ta­li­té, des récits faux par leurs excès, véhi­cu­lant le rejet de l’autre, les idées vio­lentes et into­lé­rantes, et dont le paroxysme est repré­sen­té par l’antisémitisme et ses conséquences.

Mon point de vue

Le lien tra­gique entre ces deux uni­vers est évi­dem­ment l’interférence avec l’histoire (l’« Histoire avec sa grande hache »), mar­quée par deux guerres mon­diales d’une vio­lence insen­sée. Séparées de 21 ans, elles marquent, pour Zweig et bien d’autres, la réa­li­té tan­gible d’un « sui­cide euro­péen », ou en tout cas l’entrée dans un monde dif­fé­rent, faute de pou­voir résoudre des dif­fi­cul­tés et des contra­dic­tions bien réelles.
L’échec de cette vie dans la culture, la tolé­rance à l’autre et au sein d’échanges ouverts, la vio­lence his­to­rique empor­tant tout sur son pas­sage, amène Zweig à cette déci­sion irré­vo­cable : il se sui­cide avec sa jeune épouse en 1942.
La moder­ni­té de ce grand auteur est liée à cet anta­go­nisme tra­gique : la per­ma­nence « intem­po­relle » du raf­fi­ne­ment des sen­ti­ments, des contra­dic­tions entre les dési­rs et les volon­tés plus apai­sées, altruistes et empa­thiques, et, en même temps, un « à quoi bon », si la vio­lence de l’époque va rendre tout à fait déri­soires ces pré­oc­cu­pa­tions.
Je ne suis pas seul à pen­ser que nous sommes aujourd’hui dans une situa­tion qui rap­pelle la Vienne des années 1930. Nous sommes encore en démo­cra­tie et dans un monde ouvert à la culture et au raf­fi­ne­ment, mais ce monde res­semble – ou semble vrai­ment res­sem­bler – à celui qui exis­tait juste avant l’arrivée de l’ouragan du nazisme, simple ava­tar d’une vio­lence sans limites pour résoudre les contra­dic­tions inso­lubles, et dont la repro­duc­tion semble on ne peut plus pro­bable. Certes pas à l’identique, mais avec la même part d’incertitudes…

Denis Mechali

1. Rappel historique

L’empire austro-​hongrois est créé en 1867, réunis­sant de nom­breux peuples de la région : alle­mands, hon­grois, slaves et latins. À sa tête se trouve François-​Joseph Ier, figure emblé­ma­tique et tra­gique de la dynas­tie des Habsbourg, qui règne pen­dant 50 ans, de 1867 à 1916. Il est éga­le­ment connu pour être le mari de la célèbre impé­ra­trice Élisabeth, sur­nom­mée « Sissi ». Bien que l’empire soit rela­ti­ve­ment stable, il reste constam­ment mena­cé par les reven­di­ca­tions des mino­ri­tés tchèques, slaves, alle­mandes et autres.
Parmi les popu­la­tions de l’empire se trouve une mino­ri­té juive repré­sen­tant envi­ron 5 % de la popu­la­tion euro­péenne (soit 2 mil­lions sur 100 mil­lions d’habitants). Cette com­mu­nau­té est divi­sée en deux groupes prin­ci­paux : une mino­ri­té urbaine cultu­rel­le­ment influente et sou­vent aisée, et un petit peuple rural plus tra­di­tio­na­liste et pauvre. Les cli­vages confes­sion­nels ajoutent une autre dimen­sion à cette diver­si­té : si l’Autriche est majo­ri­tai­re­ment catho­lique, cer­taines régions sont domi­nées par le pro­tes­tan­tisme ou abritent des ortho­doxes et des musul­mans, comme en Bosnie-Herzégovine.

En 1914, tout « explose » à Sarajevo avec l’assassinat de l’héritier du trône, François-​Ferdinand, par un natio­na­liste serbe : Gavrilo Princip. Cet évé­ne­ment déclenche un engre­nage d’alliances qui mène à la Première Guerre mon­diale (1914 – 1918) et à la chute de l’empire austro-​hongrois. Après 1918, l’Autriche, réduite à un petit ter­ri­toire, devient une répu­blique. Les vain­queurs de la guerre, les Alliés, inter­disent tout rap­pro­che­ment avec l’Allemagne.
Cependant, les ten­sions per­sistent. En Allemagne voi­sine, la République de Weimar cède la place à Adolf Hitler, un agi­ta­teur démo­cra­ti­que­ment élu, qui entraîne le pays et le monde dans le chaos jusqu’en 1945. Entre-​temps, en 1938, l’Autriche est annexée à l’Allemagne lors de l’Anschluss.

2. La biographie de Zweig 

La bio­gra­phie de Stefan Zweig s’inscrit plei­ne­ment dans l’histoire et les bou­le­ver­se­ments de son époque. Né en 1881 à Vienne, il est le fils d’un mar­chand de tex­tiles pros­père. Zweig ne connaî­tra jamais de pro­blèmes finan­ciers, ce qui lui per­met­tra de se consa­crer sans entrave au monde de la culture, des arts et des lettres. Tout au long de sa vie, il réflé­chi­ra à ses « tro­pismes » juifs, ana­ly­sant com­ment, faute d’accès à d’autres domaines, de nom­breux juifs se sont tour­nés vers les affaires, tout en cher­chant, après la Révolution fran­çaise, à s’intégrer dans leurs socié­tés par une réus­site dans la culture, les arts ou les sciences. Sa judéi­té est réelle mais limi­tée : il n’a pas de foi reli­gieuse et se consi­dère avant tout comme un euro­péen. Son lien avec le sio­nisme, bien qu’il ait connu Theodor Herzl, res­te­ra tou­jours distant.
À 20 ans, Zweig publie ses pre­miers poèmes et com­mence à voya­ger en Europe (France, Belgique, Angleterre, Italie, Espagne), ren­con­trant de nom­breux intel­lec­tuels. Après 1918, il tisse des liens avec plu­sieurs paci­fistes euro­péens, dont Romain Rolland. À 25 ans, il publie ses pre­miers recueils de nou­velles qui ren­contrent un immense suc­cès. Pendant 30 ans, il col­la­bore avec un jour­nal vien­nois. Il écrit éga­le­ment des pièces de théâtre, des livrets d’opéra pour Richard Strauss et de nom­breuses bio­gra­phies d’auteurs qu’il admire (Balzac, Montaigne, Tolstoï) ou de figures his­to­riques (Fouché, Marie Stuart, Marie-​Antoinette). Certaines bio­gra­phies comme celles d’Érasme ou Castellion lui per­mettent d’exprimer sa foi en la tolé­rance et la liber­té de pen­sée face aux dogmes.
Avec les années, cette foi devient de plus en plus tein­tée de tra­gé­die. Sa pre­mière épouse, Friderike, femme forte et enga­gée, l’amène à prendre conscience d’une cer­taine lâche­té face aux sol­li­ci­ta­tions pres­santes des autres. En 1937, il la quitte pour épou­ser Lotte Altmann, sa secré­taire depuis 1934. Fragile, mais dévouée, elle l’accompagnera jusqu’à leur fin tragique.
Le déra­ci­ne­ment cau­sé par l’exil – d’Angleterre au Brésil – nour­rit chez Zweig un pro­fond sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et un état dépres­sif crois­sant. Désespéré par la mon­tée du nazisme et l’effondrement des valeurs euro­péennes qu’il ché­ris­sait tant, il se sui­cide avec Lotte en 1942 à Petrópolis au Brésil. Dans son ouvrage tes­ta­men­taire Le Monde d’hier, publié à titre post­hume en 1944, Zweig décrit avec nos­tal­gie une « Mitteleuropa » brillante et cos­mo­po­lite qui n’existe plus. Ce livre reste un témoi­gnage poi­gnant sur l’échec d’une civilisation.

3. La Pitié dangereuse

Zweig a donc connu de très grands suc­cès, en par­ti­cu­lier via de nom­breuses nou­velles sou­vent bou­le­ver­santes, poi­gnantes, et témoi­gnant d’une acui­té psy­cho­lo­gique incroyable. La langue est pré­cise, les mots font image. Quelques exemples fameux (connus à notre époque par­fois par des adap­ta­tions, théâ­trales ou au ciné­ma) comme 24 heures de la vie d’une femme, La confu­sion des sen­ti­ments, Brulant secret, Lettre d’une incon­nue…
Zweig fait par­tie, pour beau­coup de ses lec­teurs, de ces auteurs dont on se dit : « Mais com­ment sait-​il cela ? Comment a‑t-​il com­pris cela ? Est-​ce qu’il me connaît ? Il écrit des choses que je n’ai jamais osé dire, et pas même me les dire à moi-​même, de cette façon… Ce raf­fi­ne­ment, cette acui­té psy­cho­lo­gique et cette pro­fon­deur lui ont valu un suc­cès impor­tant, mais aus­si des jalou­sies ou des rejets, de per­sonnes n’appréciant pas le choix de ces sujets, répu­tés sen­ti­men­taux, mièvres ou secon­daires.
Relire La Pitié dan­ge­reuse, que j’avais lu il y a très long­temps, a été un grand plai­sir. Cela m’a ame­né à retrou­ver ces sen­sa­tions, ces éton­ne­ments et l’admiration pour le talent d’un écri­vain, qui avec des mots simples en appa­rence, des phrases qui semblent sans effets, pro­duisent pour­tant une impres­sion de véri­té pro­fonde, de com­pré­hen­sion intense de choses à la fois minus­cules et essen­tielles… Il a connu Proust sans trop le fré­quen­ter, mais l'analogie entre leurs deux uni­vers est évi­dente.
Je vais essayer de vous en don­ner un petit reflet.

Le récit

L’histoire est simple. Un offi­cier de cava­le­rie, dans une ville de pro­vince autri­chienne, de 1913 à 1914. Un jeune lieu­te­nant, pas très brillant, peu for­tu­né. Il est invi­té par hasard dans la riche demeure d’un veuf for­tu­né des envi­rons. Il s’agit d’un juif très pauvre au départ, mais ingé­nieux et âpre au gain, qui, à la suite de diverses péri­pé­ties, se retrouve for­tu­né. Il pos­sède donc l'argent néces­saire pour obte­nir un chan­ge­ment de nom et deve­nir « le baron de Kekesfalva ». Il s’avère que cet homme tombe amou­reux de la riche héri­tière qu’il vient d’escroquer, et qu’il devient ensuite un bon mari et un bon père. Mais son épouse ado­rée meurt…
Le voi­là seul avec sa fille, d’abord choyée, brillante, vire­vol­tante et pleine de dons. Le drame éclate : une mala­die bru­tale la laisse infirme, para­plé­gique, dépen­dant de ses béquilles. Le jeune lieu­te­nant entame son entrée dans le monde par une épou­van­table mal­adresse lors d’une soi­rée, en invi­tant à dan­ser la jeune infirme. Certes, il est mor­ti­fié de sa bévue, mais va tou­cher la jeune fille, qui va le rece­voir de plus en plus sou­vent et de plus en plus inti­me­ment. Le livre décrit l’engrenage qui se met en place : lui qui revient, flat­té par l’accueil qui lui est réser­vé, la recon­nais­sance du père qui voit sa fille reprendre des cou­leurs et de la joie, du fait des visites du bel offi­cier, mais l’officier – qui raconte l’histoire à la pre­mière per­sonne – s’aperçoit qu’il n’éprouve que de la pitié pour la jeune infirme. Par ailleurs, il met long­temps à com­prendre la pro­fon­deur de ce qu’il a sus­ci­té chez elle : des sen­ti­ments, mais aus­si l'éveil d’une sexua­li­té frus­trée. Le méde­cin qui suit la jeune fille a com­pris que son état est défi­ni­tif, que seuls des pal­lia­tifs sont pos­sibles. Toutefois, il entre­tient chez elle, comme chez son père, espoir et illu­sions, par une empa­thie pro­fonde, sin­cère et non par volon­té de les trom­per. En réa­li­té, le méde­cin tient une corde raide entre la trom­pe­rie et l’espoir rai­son­nable ou au moins plau­sible, et va voir le jeune offi­cier se noyer lit­té­ra­le­ment. Celui-​ci tarde à réagir puis il est ten­té de fuir, au risque d'assister au sui­cide de la jeune fille, qui a tout misé sur l'espoir conjoint de gué­rir et de vivre un amour abso­lu… Cela se ter­mine mal, car la pitié est dan­ge­reuse lorsqu’elle se mêle à tant d’illusions. Elle est inévi­ta­ble­ment sui­vie d’un retour au réel. Anton Hofmiller, héros mal­gré lui, dépas­sé par l'ampleur du drame qu'il découvre, doit faire face à ses lâche­tés intimes et ses men­songes à lui-même.

Le talent de Zweig, au-​delà de cette his­toire même, réside dans la manière dont il dépeint les choses, les évo­lu­tions de cha­cun : la jeune fille, le vieux père, le méde­cin par­ta­gé entre son empa­thie et les limites des pos­si­bi­li­tés de la méde­cine. Ce méde­cin a vécu une fois un choix héroïque, lorsqu’il a épou­sé une patiente aveugle, qui, sans son amour et son sou­tien, se serait sui­ci­dée. Ne pou­vant repro­duire son acte héroïque, il lou­voie, gagne du temps, ment pour la bonne cause, puis ten­te­ra d’obtenir le sou­tien du jeune lieu­te­nant, bouée de sau­ve­tage fra­gile, bouée éphé­mère, mais tel­le­ment pré­cieuse.
Les scènes sont magni­fiques et pré­cieuses pour un méde­cin, pour nous. Il y a, par exemple, ce moment où la jeune fille, folle de joie, pense qu’un nou­veau trai­te­ment va la gué­rir et que le jeune lieu­te­nant est vrai­ment tom­bé amou­reux d’elle mal­gré son han­di­cap. Dans une scène incroyable, elle se lève, se dirige vers lui, fait quelques pas auto­nomes, inima­gi­nables nor­ma­le­ment : elle est por­tée et trans­por­tée par sa volon­té et sa croyance… Avant que le réel ne la rat­trape : c'est la chute après trois pas et la fuite épou­van­tée du lieu­te­nant, qui brise d’un seul coup, fatal, toutes ses illusions…

Voilà. La Pitié dan­ge­reuse, c'est tout cela. C’est cette his­toire un peu « sen­ti­men­tale », un peu « mélo », mais ren­due poi­gnante par la luci­di­té du nar­ra­teur, ce jeune lieu­te­nant qui aurait mûri d’un coup par la confron­ta­tion à une his­toire aus­si forte, qui le révèle à lui-​même. Dans ce récit écrit à la pre­mière per­sonne, Stefan Zweig montre un talent inéga­lé pour dis­sé­quer ain­si, avec un exact mélange d’empathie et de luci­di­té, les mul­tiples impli­ca­tions des ren­contres et des actes…

Quelques extraits

Et, pour finir, quelques extraits, pour faire entendre la langue de Zweig et la puis­sance de son style, même en tra­duc­tion.
« Si on vou­lait pen­ser à toute la misère du monde, on étouf­fe­rait toute joie, on en per­drait le som­meil. Mais ce n’est pas la souf­france ima­gi­née qui vous consterne et vous anéan­tit, c’est seule­ment celle que l’on a vue avec com­pas­sion de ses propres yeux qui vous bou­le­verse ».
« La réso­lu­tion de me rendre utile pro­voque en moi une sorte d’enthousiasme. C’est seule­ment quand on sait que l’on n’est pas inutile aux autres que l’existence prend un sens ». On s’élève en don­nant, on s’enrichit en étant fra­ter­nel, en com­pre­nant et en assis­tant toute souf­france par la pitié.
Édith s’écria : « Pas de nou­velles inven­tions main­te­nant, pas de nou­veaux men­songes. J’en suis satu­rée jusqu’à vomir. Du matin au soir « comme tu as bonne mine ce matin » ! Une chose me répugne : les échap­pa­toires, les faux-​fuyants et les men­songes… Je ne veux pas que vous vous croyiez obli­gé de me ser­vir ma por­tion quo­ti­dienne de pitié »…« Plutôt cre­ver que d’être celle que l’on plaint »…
Condor, le méde­cin, dit, vio­lem­ment « Curable ou incu­rable ? Noir ou blanc ? Comme si c’était si simple… C’est jus­te­ment le contraire qui est vrai et je pré­tends, moi, que c’est pré­ci­sé­ment l’inguérissable qu’il faut vou­loir gué­rir, et que c’est là que se montre le méde­cin »…
« Vous n’avez été faible que par pitié, mais c’est un sen­ti­ment dan­ge­reux, à double tran­chant que la pitié. Il y a en réa­li­té deux sortes de pitié… L’une molle et sen­ti­men­tale n’est en réa­li­té que l’impatience du cœur de se débar­ras­ser au plus vite d’une émo­tion pénible, simple mou­ve­ment ins­tinc­tif de défense de l’âme contre la souf­france étran­gère. Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sen­ti­men­tale, mais créa­trice, déci­dée à per­sé­vé­rer jusqu’à l’extrême limite de ses forces.
Après un bai­ser d’Édith : « Avant même que mon âme eut com­pris le dan­ger, mon corps avait résis­té à cette brusque étreinte. Dès ce pre­mier mou­ve­ment de recul, je savais qu’il n’y avait aucune issue, aucun moyen terme. L’un ou l’autre devait souf­frir de cet amour absurde et peut-​être tous les deux ».

Et ce moment éro­tique éton­nant….
« Je posais la main sur son bras. Son trem­ble­ment ces­sa, elle ne bou­gea plus. Son corps atten­dait, épiait pour com­prendre ce que signi­fiait ce contact. Affection, amour, ou seule­ment pitié ? Ma main res­ta posée, sans bou­ger. Puis elle la tira à elle, et com­men­ça à la cares­ser crain­ti­ve­ment, dou­ce­ment, effleu­rant la peau puis s’aventurant davan­tage… Je sen­tais que dans cette par­tie aban­don­née de moi-​même, la jeune fille m’étreignait tout entier… Sa tête s’était ren­ver­sée pour jouir avec plus d’intensité de ce léger contact. En aucun bai­ser de femme, même le plus ardent, je n’ai sen­ti depuis lors une ten­dresse plus émou­vante que dans ce jeu sub­til et aus­si doux qu’un rêve ».
« Un crime épou­van­table », l’attentat de Sarajevo, et le même jour, la jeune fille s’est sui­ci­dée en se jetant d’une ter­rasse. Le lieu­te­nant se jette dans la guerre, espé­rant y perdre la vie. Mais il sur­vit, et « Je décou­vris, à ma propre sur­prise, que je pou­vais vivre dans le monde d’autrefois. Ma faute per­son­nelle s’était dis­soute dans le maré­cage san­glant de la faute géné­rale ». Je recom­men­çais à vivre. Mais, un soir dans un théâtre, je revis le méde­cin, celui dont la pitié n’avait pas été, comme la mienne une fai­blesse meur­trière mais une force dévouée… Je m’enfuis et il ne me vit pas ».
« Mais depuis ce moment, je sais de nou­veau qu’aucune faute n’est oubliée tant que la conscience s’en souvient ».

La pre­mière édi­tion de la tra­duc­tion fran­çaise de La pitié dan­ge­reuse est parue chez Grasset en 1939 – 305 pages.
L'édition uti­li­sée pour cette recen­sion est l'édition Grasset du 12 mai 2010 (Catégorie : lit­té­ra­ture étran­gère), EAN : 9782246087168, 464 pages, for­mat 140/​205. ISBN : 978 – 2749276144.

En complément…

D'autres ouvrages de l'auteur

Stefan Zweig est sur­tout connu pour ses nou­velles et ses bio­gra­phies. Parmi ses œuvres les plus célèbres :

  • Le Joueur d’échecs. Publié à titre post­hume, ce livre est consi­dé­ré comme l’un de ses plus grands succès.
  • Lettre d’une incon­nue. Cette nou­velle explore l’intensité psy­cho­lo­gique d’une pas­sion uni­la­té­rale à tra­vers une longue lettre posthume.
  • La Confusion des sen­ti­ments. Ce roman explore des thèmes com­plexes et fait par­tie des œuvres les plus appré­ciées de Zweig.
  • Vingt-​quatre heures de la vie d’une femme. Une des nou­velles les plus connues. Elle figure par­mi les meilleures œuvres de l'auteur.
  • Amok ou Le fou de Malaisie. Cette nou­velle plonge le lec­teur dans les thèmes du remords et de la folie. L'Amok désigne un com­por­te­ment obses­sion­nel, meurtrier.
  • Le Monde d’hier. Dans ce livre tes­ta­men­taire, Zweig décrit avec nos­tal­gie l’Europe d’avant-guerre.

Quelques références cinématographiques

Sur la vie de l'auteur

Stefan Zweig, Adieu l'Europe.

Réalisatrice : Maria Schrader
Casting : Josef Hader, Barbara Sukowa, Aenne Schwarz, Matthias Brandt
Scénaristes : Maria Schrader et Jan Schomburg
| Un bio­pic accla­mé pour sa sobrié­té et le jeu de Josef Hader…

Licence de pater­ni­té Creative Commons (réuti­li­sa­tion autorisée)

Adaptations à l'écran

Voici notre sélec­tion de quelques films célèbres adap­tés des œuvres de Stefan Zweig.

1. Lettre d’une incon­nue (1948)
| Réalisateur : Max Ophüls
| Avec Joan Fontaine, Louis Jourdan
Vienne, 1900. Stefan Brand, qui va devoir affron­ter un homme en duel, reçoit une lettre d'une femme qui l'a aimé en secret toute sa vie…

2. Vingt-​quatre heures de la vie d’une femme (1968)
| Réalisateur : Laurent Bouhnik
| Avec Agnès Jaoui, Michel Serrault, Bérénice Béjo
Au début du XXe siècle, dans un casi­no de la Riviera, une femme irré­pro­chable va vivre avec un joueur incor­ri­gible les 24 heures les plus intenses de sa vie. Vingt ans plus tard, cette même femme, qui s'était enfer­mée dans le silence, confie son secret… ⁣

3. La Peur (1954)
| Réalisateur : Roberto Rossellini
| Avec Ingrid Bergman, Mathias Wieman
Un mari, direc­teur d'un labo­ra­toire phar­ma­ceu­tique, har­cèle son épouse, qui a un amant, pour lui faire avouer sa « faute ». Celle-​ci plonge dans une spi­rale de peur et de désespoir…

4. Le Joueur d’échecs (1960)
| Réalisateur : Gerd Oswald
| Avec Curd Jürgens, Mario Adorf, Claire Bloom
Durant sa déten­tion, tor­tu­ré par les nazis, un pri­son­nier autri­chien uti­lise les échecs pour résis­ter à la folie…

5. The Grand Budapest Hotel (2014)
| Réalisateur : Wes Anderson
| Avec Ralph Fiennes, Tony Revolori
Un célèbre hôtel euro­péen de l’entre-deux-guerres. Gustave en est le concierge, Zéro Moustafa, le gar­dien d'étage. Un tableau de la Renaissance d'une valeur ines­ti­mable vient d'être volé. Une famille se déchire pour un héritage…

Stefan Zweig, librettiste de Richard Strauss

La Femme silen­cieuse (Die schweig­same Frau) est le onzième des quinze opé­ras de Richard Strauss. C'est une par­ti­tion débor­dante d'humour et d'une grande vir­tuo­si­té, tant pour l'orchestre que pour les voix.
Le libret­tiste atti­tré de Richard Strauss, Hugo von Hofmannsthal, est mort. Le com­po­si­teur se tourne alors vers Stefan Zweig qui lui pro­pose d’adapter une pièce de Ben Jonson, un dra­ma­turge anglais de la Renaissance. Leur col­la­bo­ra­tion débute en 1931. L'opéra est créé en 1935. Karl Böhm dirige l'orchestre. Mais, entre-​temps, l’Allemagne est deve­nue nazie. Le nom de Zweig est immé­dia­te­ment effa­cé de l’affiche et, après trois repré­sen­ta­tions, le spec­tacle est inter­dit. Richard Strauss, qui a pris par­ti pour Stefan Zweig, doit démis­sion­ner de son poste de Président de la Chambre de musique. La rup­ture est consom­mée. Zweig vit cette épreuve comme un pro­fond échec.

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Article publié le 7 juin 2025 – Denis Mechali – Éd. gdc 
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