condition humaine,quete de sens

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Souffrance et quête de sens chez Hannah Arendt

Chez Hannah Arendt, la souf­france appa­raît comme une énigme essen­tielle à la quête de sens. Si elle peut être méta­mor­pho­sée en signi­fi­ca­tion par le prisme de l’action, du récit ou de la créa­tion, cette trans­fi­gu­ra­tion exige un monde stable et par­ta­gé, un cadre dans lequel le poli­tique et le nar­ra­tif donnent corps à l’expérience humaine. La souf­france brute, iso­lée, dépour­vue de ce contexte, demeure quant à elle étran­gère au royaume du sens, un cri muet échap­pant à toute inter­pré­ta­tion.
Hannah Arendt nous convie alors à envi­sa­ger que le sens face à la souf­france réside dans la capa­ci­té humaine à agir, à créer et à se sou­ve­nir au sein d’une com­mu­nau­té. C’est dans cet espace, entre la néces­si­té du labeur, la péren­ni­té de l’œuvre et l’imprévisibilité de l’action, que la souf­france peut être subli­mée, trans­cen­dant sa condi­tion pre­mière pour s’inscrire dans le récit de l’histoire humaine et enri­chir la condi­tion politique.

Francis Jubert

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Hannah Arendt aborde indi­rec­te­ment la ques­tion de la souf­france dans L’Humaine condi­tion en lien avec le pro­blème du sens, même si elle n’en fait pas un thème cen­tral expli­cite. Cependant, la souf­france, comme expé­rience humaine fon­da­men­tale, pose à ses yeux des défis cru­ciaux pour la recherche du sens.

1. Souffrance, condition humaine et perte de sens

Hannah Arendt recon­naît que la souf­france fait par­tie inté­grante de la condi­tion humaine, mais elle s’inscrit dans le cadre d’une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre les acti­vi­tés humaines : tra­vail, œuvre, et action.

Le travail et la souffrance comme nécessité

Le tra­vail, acti­vi­té dédiée à la satis­fac­tion des besoins vitaux, est intrin­sè­que­ment lié à la néces­si­té. Dans ce contexte, la souf­france s’exprime comme une lutte inces­sante pour la sur­vie. La répé­ti­tion et le carac­tère éphé­mère du tra­vail ne per­mettent pas à la souf­france asso­ciée à ces efforts de pro­duire un sens durable :

« Le tra­vail […] est tou­jours lié à la néces­si­té bio­lo­gique de main­te­nir la vie. » (L’Humaine condi­tion, cha­pitre III).

La souf­france ici résulte de la confron­ta­tion directe avec les exi­gences de la vie bio­lo­gique, mais elle reste enfer­mée dans une cir­cu­la­ri­té sans trans­cen­dance, ren­dant dif­fi­cile l’émergence d’un sens qui dépasse cette nécessité.

Souffrance et perte du monde

Lorsque la souf­france devient totale, comme dans les expé­riences des camps de concen­tra­tion qu’Arendt ana­lyse ailleurs (Les Origines du tota­li­ta­risme), elle est liée à une anni­hi­la­tion du monde par­ta­gé. Cette « des­truc­tion du monde » rend impos­sible l’inscription de la souf­france dans un cadre signifiant.

2. Action, souffrance et pluralité : le sens dans l’espace public

Dans le domaine de l’action, la souf­france peut deve­nir por­teuse de sens si elle est mise en récit et par­ta­gée dans l’espace public. Arendt insiste sur la néces­si­té d’un espace poli­tique où les expé­riences humaines, y com­pris celles de la souf­france, puissent être expri­mées et reconnues.

La souffrance et la mémoire collective

Arendt montre que le sens de la souf­france peut être construit rétros­pec­ti­ve­ment à tra­vers le récit. En d’autres termes, c’est la mémoire et le témoi­gnage qui trans­forment la souf­france en une expé­rience ayant un sens, non seule­ment pour l’individu, mais aus­si pour la communauté.

« Toute action de l’homme, tout savoir, toute expé­rience n’a de sens que dans la mesure où l’on peut en par­ler » (L’Humaine condi­tion, pro­logue).

« On ne com­prend plei­ne­ment la défi­ni­tion aris­to­té­li­cienne de l'homme, ‘zôon poli­ti­kon’ (en grec ancien : ζῷον πoλιτικόν) […] qu’en y ajou­tant la seconde et non moins célèbre défi­ni­tion don­née par Aristote, de l'homme « zôon logon ekhon » (ζῷον λόγον έχων) : « un être vivant capable de lan­gage »). Aristote ne vou­lait ni défi­nir l’homme en géné­ral, ni dési­gner la plus haute facul­té humaine, qui pour lui n’était pas le logos, c’est-à-dire le lan­gage ou la rai­son, mais le “noûs” (νόους), la facul­té de la contem­pla­tion, dont le prin­ci­pal carac­tère est de ne pou­voir s’exprimer dans le lan­gage[…]. Dans ces deux défi­ni­tions, Aristote ne fai­sait que for­mu­ler l’opinion cou­rante de la “polis” (πόλις) sur l’homme et la vie publique, et d’après cette opi­nion, tout ce qui était en dehors de la “polis” — les bar­bares comme les esclaves — était “aneu logou” (ἄνευ λόγου), ce qui ne veut évi­dem­ment pas dire pri­vé de la parole, mais exclu d’un mode de vivre dans lequel le lan­gage, et le lan­gage seul, avait réel­le­ment un sens, d’une exis­tence dans laquelle les citoyens avaient tous pour pre­mier sou­ci la conver­sa­tion. » (L’Humaine condi­tion, Chapitre II, p 81).

« L’action, la parole et la pen­sée ne “pro­duisent” pas, elles ne pro­duisent rien, elles sont aus­si futiles que la vie. Pour deve­nir choses de ce monde, pour deve­nir exploits, faits, évé­ne­ments, sys­tèmes de pen­sées ou d’idées, il leur faut d’abord être vues, enten­dues, mises en mémoire puis trans­for­mées, réi­fiées, pour ain­si dire, en objets : poèmes, écrits ou livres, tableaux ou sta­tues, docu­ments et monu­ments de toutes sortes (L’Humaine condi­tion, cha­pitre III).

« Ce qui est racon­té dans les récits his­to­riques ou mémo­riels donne un sens aux actions et aux évé­ne­ments. » (L’Humaine condi­tion, cha­pitre V).

La recon­nais­sance publique de la souf­france per­met donc de lui attri­buer une signi­fi­ca­tion qui dépasse l’individu, en ins­cri­vant cette expé­rience dans l’histoire et la plu­ra­li­té humaine.

Souffrance et promesse

Dans son ana­lyse de l’action, Arendt intro­duit le concept de la pro­messe comme moyen de don­ner une conti­nui­té et un sens face à l’imprévisibilité et à l’irréversibilité de l’action humaine. La souf­france, bien qu’imprévisible, peut trou­ver un espace de rédemp­tion dans l’engagement poli­tique ou social, où les indi­vi­dus pro­mettent de main­te­nir un monde com­mun mal­gré les bles­sures du passé.

3. Souffrance et œuvre : donner une forme au sens

Dans le domaine de l’œuvre, Arendt sug­gère que l’activité humaine peut trans­for­mer la souf­france en une signi­fi­ca­tion durable grâce à la créa­tion d’objets ou de récits qui trans­cendent la dou­leur indi­vi­duelle. Ces créa­tions per­mettent de sta­bi­li­ser le monde et de pré­ser­ver la mémoire collective.

La souffrance sublimée par l’art et la culture

L’œuvre donne une forme à la souf­france et peut l’inscrire dans le cadre d’une signi­fi­ca­tion uni­ver­selle. Par exemple, des œuvres lit­té­raires, artis­tiques ou phi­lo­so­phiques nées de la souf­france humaine (comme les témoi­gnages de guerre) contri­buent à don­ner un sens à des expé­riences trau­ma­tiques en les ren­dant acces­sibles à d’autres.
Arendt sou­ligne l’importance d’un monde durable pour ins­crire la souf­france dans une his­toire col­lec­tive qui trans­cende l’éphémère :

« Seul un monde d’objets durables peut offrir un foyer où la vie humaine peut se déployer dans la signi­fi­ca­tion. » (L’Humaine condi­tion, cha­pitre IV)

Ainsi, l’œuvre per­met de dépas­ser l’expérience brute de la souf­france pour la trans­for­mer en quelque chose de com­mu­ni­cable et d’universel.

4. La souffrance extrême et la crise du sens : le totalitarisme

Dans Les Origines du tota­li­ta­risme, Arendt explore com­ment le tota­li­ta­risme nie la pos­si­bi­li­té de pro­duire du sens à par­tir de la souf­france. Les camps de concen­tra­tion, en par­ti­cu­lier, sont décrits comme des lieux où la souf­france humaine est déli­bé­ré­ment pri­vée de toute signification.

L’annihilation du monde et du sens

Les régimes tota­li­taires détruisent non seule­ment les indi­vi­dus, mais encore l’espace public où la souf­france pour­rait être mise en récit et recon­nue. Arendt écrit que les camps sont des « labo­ra­toires d’expériences humaines » où les vic­times sont déshu­ma­ni­sées et réduites à une condi­tion de laquelle aucune signi­fi­ca­tion ne peut émerger.

« La souf­france dans ces lieux n’a pas d’autre but que l’extinction de l’humain en tant que por­teur de sens. » (Les Origines du tota­li­ta­risme).

Cette ana­lyse met en évi­dence la fra­gi­li­té du sens face à des sys­tèmes qui cherchent à éli­mi­ner toute forme de plu­ra­li­té et de narration.

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Article publié le 7 juin 2025 – Francis Jubert – gdc 
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