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Souffrance dans le travail et quête de sens

Selon Hannah Arendt et Viktor Frankl

Dans L'Humaine condi­tion, Hannah Arendt ana­lyse la souf­france liée au tra­vail, sou­li­gnant sa dimen­sion déshu­ma­ni­sante. Cette réflexion résonne avec les écrits de Viktor Frankl, qui consi­dère que même dans la souf­france, l’humain peut trou­ver un sens pro­fond. Pour les soi­gnants, sou­vent confron­tés à des situa­tions de souf­france intense, cette pers­pec­tive offre une voie pour trans­for­mer leur tra­vail en un espace de digni­té humaine et de quête de sens. Ainsi, le tra­vail, loin d’être uni­que­ment un far­deau, peut deve­nir une oppor­tu­ni­té de redé­cou­vrir la liber­té et l’humanité.

Francis Jubert

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Dans L'Humaine condi­tion (1958), la phi­lo­sophe poli­tique Hannah Arendt pro­pose une ana­lyse des dif­fé­rentes formes d'activités humaines et de leurs impli­ca­tions pour l'individu et la socié­té. Un aspect cru­cial de cette réflexion concerne la notion de « souf­france dans le tra­vail », qui trouve sa place au sein de sa dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre la vie active et la vie contem­pla­tive. Arendt y explore les condi­tions maté­rielles de l'existence humaine et les rap­ports entre l'individu et le monde, en par­ti­cu­lier dans le contexte du tra­vail. Cette réflexion trouve un écho par­ti­cu­lier dans la souf­france des soi­gnants en milieu hos­pi­ta­lier, un envi­ron­ne­ment dans lequel la pres­sion du tra­vail et l’intensité émo­tion­nelle se mêlent dans une quête per­ma­nente de sens face à la dou­leur et à la perte.

L’analyse du tra­vail chez Hannah Arendt se rap­proche des réflexions de Viktor Frankl, psy­chiatre et auteur notam­ment de La psy­cho­thé­ra­pie et son image de l'homme (The Doctor and the Soul, 1946). Frankl, sur­vi­vant des camps de concen­tra­tion, a déve­lop­pé une approche de la souf­france humaine cen­trée sur la quête de sens. Pour Frankl, l'humain ne peut sur­mon­ter la souf­france que s'il lui attri­bue une signi­fi­ca­tion. Cette idée de recherche de sens dans la souf­france se trouve au croi­se­ment des pen­sées d'Arendt et de Frankl. Tandis qu'Arendt parle de la déshu­ma­ni­sa­tion et de l'aliénation liées au tra­vail, Frankl nous invite à com­prendre com­ment, même dans la souf­france la plus extrême, il est pos­sible de trou­ver un sens, d’atteindre une forme de liber­té inté­rieure. Cette quête de sens prend une réso­nance par­ti­cu­lière dans le tra­vail des soi­gnants, sou­vent confron­tés à des situa­tions de souf­france phy­sique et morale, à la dou­leur des patients et à l’incertitude du deve­nir humain.

1. La distinction fondamentale entre travail, œuvre et action chez Arendt

Arendt dis­tingue trois formes d’activités humaines : le tra­vail, l’œuvre, et l’action. Chacune de ces acti­vi­tés cor­res­pond à un aspect par­ti­cu­lier de l’existence humaine et est mar­quée par des objec­tifs et des modes d’existence différents.

  • Le tra­vail est l’activité liée à la sur­vie bio­lo­gique de l’individu, l’ensemble des tâches qui per­mettent de main­te­nir l’existence humaine dans un monde don­né. Il est condi­tion­né par les besoins vitaux, répé­ti­tifs et sans fin, qui ne laissent aucune trace durable dans le monde.
  • L’œuvre, en revanche, désigne l'activité créa­trice qui donne nais­sance à des objets durables et stables, comme l’art ou l’architecture. L’œuvre a une dimen­sion de per­ma­nence et résiste à l’érosion du temps.
  • L’action est l’activité pro­pre­ment poli­tique, celle qui engage l’individu dans la sphère publique, dans le dia­logue et la coexis­tence avec autrui. Elle n’est pas condi­tion­née par la néces­si­té, mais par la liber­té que les hommes ont d’agir ensemble.

Dans cette tri­par­ti­tion, le tra­vail occupe une place cen­trale mais ambi­va­lente : il est à la fois un pro­ces­sus indis­pen­sable à la vie et un domaine où la souf­france peut se mani­fes­ter, notam­ment à tra­vers la répé­ti­ti­vi­té et la néces­si­té inces­sante de répondre aux exi­gences du monde matériel.

« Le tra­vail est une acti­vi­té qui a pour fin la satis­fac­tion des besoins humains les plus fon­da­men­taux et ne connaît jamais de fin. Tandis que l’œuvre nous per­met de créer quelque chose de durable et de noble, le tra­vail, lui, n’a d’autre fina­li­té que la repro­duc­tion des condi­tions de l’existence humaine. » (L'Humaine condi­tion, p. 89, Calmann-​Lévy, 1961)

2. La souffrance dans le travail : une conséquence de la condition humaine

Arendt évoque la souf­france dans le tra­vail en rai­son de sa nature même : il est l’expression de la lutte contre la néces­si­té bio­lo­gique et la condi­tion humaine limi­tée. La souf­france est inhé­rente au tra­vail, car celui-​ci se dis­tingue de l’œuvre et de l’action par son carac­tère com­pul­sif et infi­ni. Tandis que l’œuvre pro­duit des résul­tats tan­gibles et durables et que l’action engage une véri­table liber­té, le tra­vail est des­ti­né à répondre à des besoins immé­diats, récur­rents et éphé­mères.
Le tra­vail ne cesse jamais véri­ta­ble­ment, car il est fon­dé sur la satis­fac­tion de besoins sans fin. Arendt sou­ligne que cette tâche inces­sante et répé­ti­tive peut conduire à un sen­ti­ment d’aliénation, car l'individu, à force de se concen­trer sur la sur­vie bio­lo­gique, risque de perdre de vue sa propre liber­té, son huma­ni­té et sa capa­ci­té à se réa­li­ser en tant qu’être libre.

« En ce sens, le tra­vail est une acti­vi­té alié­nante, car il se fait au ser­vice de la vie et de ses néces­si­tés, mais il ne laisse aucune place à la digni­té humaine dans son accom­plis­se­ment. » (L'Humaine condi­tion, p. 141, Calmann-​Lévy, 1961)

3. Le lien entre travail et déshumanisation

Arendt déve­loppe éga­le­ment l’idée que, dans les socié­tés modernes mar­quées par la divi­sion du tra­vail et une orga­ni­sa­tion tay­lo­rienne des tâches, le tra­vail peut deve­nir déshu­ma­ni­sant. La spé­cia­li­sa­tion et l’automatisation du tra­vail accen­tuent cette déshu­ma­ni­sa­tion, ren­dant l’individu dépen­dant de sys­tèmes éco­no­miques impersonnels.

« La socié­té moderne nous a conduit à la pro­duc­tion de choses, mais cette pro­duc­tion ne se fait plus dans une logique de créa­tion per­son­nelle. Le tra­vailleur est deve­nu un simple rouage dans une machine qui fonc­tionne indé­pen­dam­ment de lui. » (L'Humaine condi­tion, p. 176, Calmann-​Lévy, 1961)

4. La souffrance des soignants à l'hôpital

La souf­france des soi­gnants à l’hôpital s'inscrit dans ce cadre d’une acti­vi­té répé­ti­tive et alié­nante. Les soi­gnants, confron­tés à des charges émo­tion­nelles et phy­siques immenses, se perdent par­fois dans un tra­vail per­çu comme dénué de recon­nais­sance. Toutefois, Viktor Frankl offre une pers­pec­tive dif­fé­rente : il invite à don­ner un sens à la souf­france, même dans les situa­tions les plus difficiles.

« Même dans les situa­tions les plus déses­pé­rées, l'homme peut trou­ver un sens à sa souf­france. Il peut choi­sir d’y répondre d’une manière qui l’èlève au-​dessus de sa dou­leur et qui lui per­met de don­ner à sa souf­france une dimen­sion per­son­nelle et spi­ri­tuelle. » (La psy­cho­thé­ra­pie et son image de l'homme, p. 103, Les Éditions du Mont-​Blanc, 1963)

5. Vers une réhabilitation du sens du travail et du rôle des soignants

Pour Arendt, il est néces­saire de recon­si­dé­rer le sens du tra­vail afin de redon­ner une dimen­sion humaine et créa­tive à cer­taines acti­vi­tés. Dans le milieu hos­pi­ta­lier, cette réha­bi­li­ta­tion passe par une meilleure recon­nais­sance du tra­vail des soi­gnants, non comme une fonc­tion pure­ment tech­nique, mais comme un acte pro­fon­dé­ment humain.

« Même dans les situa­tions les plus déses­pé­rées, l'homme peut trou­ver un sens à sa souf­france. Il peut choi­sir d’y répondre d’une manière qui l’èlève au-​dessus de sa dou­leur et qui lui per­met de don­ner à sa souf­france une dimen­sion per­son­nelle et spi­ri­tuelle. » (La psy­cho­thé­ra­pie et son image de l'homme, p. 103, Les Éditions du Mont-​Blanc, 1963)

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Article publié le 4 mars 2025 – Francis Jubert – gdc 
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