
Cette section est conçue pour enrichir et approfondir les sujets abordés dans nos articles principaux. Elle propose des compléments d'information précieux ainsi que des réflexions inspirantes qui vous permettront de mieux comprendre et d'explorer les thèmes qui nous passionnent. Bonne lecture…

Se reconstruire après un attentat
Lançon et Rushdie, deux chemins de résilience
Les récits de Philippe Lançon (Le Lambeau) et de Salman Rushdie (Joseph Anton, Le Couteau) proposent une réflexion profonde sur la manière dont deux écrivains victimes d'attentats ont traversé et surmonté leurs épreuves. L’écriture y apparaît comme un moyen de survie et de résilience face à un traumatisme extrême.
Bien que leurs parcours et les contextes diffèrent, leurs témoignages convergent : l’épreuve du traumatisme, loin de détruire leur désir de vivre, a été l'occasion d'une reconstruction qui passe, chez eux, par l'écriture, la réappropriation du corps et la quête d’un nouveau sens à donner à leur existence.
Leurs récits font écho à divers mécanismes qui ont puissamment contribué à leur reconstruction. Ils montrent notamment comment, à travers leurs souffrances, ils ont trouvé des voies de résilience. L'art, et en particulier l’écriture, a été un outil essentiel dans leurs processus respectifs de guérison.
Francis Jubert
- Temps de lecture estimé à 16 minutes
1. Le traumatisme initial : une violence brutale et irréversible
Philippe Lançon décrit dans Le Lambeau l'instant de l'attentat à Charlie Hebdo avec une précision saisissante. L'extrait dans lequel il raconte le moment où il a été grièvement blessé au visage est bouleversant :
« Je sentais que mon visage n'était plus là, mais je n'osais pas y toucher. […] Le silence était plus assourdissant que les balles. Je me suis allongé sur le sol, je n'étais plus rien. »
Ce passage montre comment il bascule dans un état de dissociation, conscient de sa vulnérabilité et du chaos autour de lui.
Après l’attaque au couteau dont il est la victime, Salman Rushdie s’attarde moins sur les détails physiques que sur les implications symboliques de ses blessures :
« Le couteau m’avait laissé une marque, mais ce n’était qu’un rappel de ce que j’avais toujours su : ils pouvaient blesser le corps, mais pas l’esprit. »
Là où Lançon accepte la matérialité de son corps blessé comme un point de départ pour une renaissance, Rushdie insiste sur l’intangibilité de son esprit comme étant son véritable rempart.
Chez Rushdie, la violence initiale qu'il décrit dans Joseph Anton prend d'abord la forme d'une menace (la fatwa de 1989). Elle est sans commune mesure avec la peur viscérale ressentie après l'attaque physique dont il est victime en 2022 et qu'il relate dans Le Couteau :
« Le couteau m’a frappé plusieurs fois avant que je ne réalise ce qui se passait. Je n’étais plus Salman Rushdie, l’écrivain protégé par des murs invisibles, mais un corps blessé qui luttait pour rester en vie. »
Son récit met en lumière la soudaineté de l'agression, mais également la conscience de la fragilité corporelle.
Dans Le Lambeau, Philippe Lançon se livre à une plongée détaillée dans son expérience de patient marquée par des dizaines d’opérations chirurgicales pour reconstruire son visage. La précision clinique de ses descriptions montre une lucidité aiguë sur la souffrance et la dépendance :
« L’infirmière penchée sur moi me parlait doucement, mais c’était son geste qui me portait : le soin avec lequel elle nettoyait les plaies. […] Je n’avais plus de visage, mais elle me traitait comme si j’existais encore. »
Après l’attaque au couteau, Salman Rushdie évoque les soins intensifs qu’il a reçus. Cependant, son récit met davantage l’accent sur la solitude émotionnelle qu’il ressent comme patient :
« On réparait mon corps, mais mon esprit restait hanté par l’idée que cela recommencerait. Les visages des médecins étaient masqués, anonymes. Je me sentais perdu parmi eux. »
Contrairement à Philippe Lançon, Salman Rushdie ne semble pas trouver de réconfort immédiat auprès des acteurs du monde médical. Son écriture reflète davantage une lutte intérieure contre la peur persistante et le doute.
2. Philippe Lançon : l’écriture comme chemin de catharsis et de retour à soi
Philippe Lançon, dans Le Lambeau, nous décrit un parcours où l’écriture joue un rôle central dans la reconstruction de sa vie après l’attentat de Charlie Hebdo. Dès les premiers instants après l’attaque, il écrit pour témoigner, mais aussi pour comprendre et dépasser la violence subie.
Une grande partie de son livre est consacrée à la reconstruction physique de son visage, détruit par les balles. Il aborde ce sujet avec une précision quasi chirurgicale, mais aussi une profonde réflexion philosophique. Il fait face à cette épreuve en la rendant presque abstraite, un travail collectif entre lui et les soignants qui vont le prendre en soin.
Gravement blessé, il subit de longues opérations et une rééducation difficile. Pourtant, il trouve dans l’écriture un moyen d’articuler sa souffrance, de reprendre son récit et de se réapproprier son identité, comme l'illustre cette métaphore artistique qui montre qu’il accepte son apparence comme un processus, une reconstruction.
« Le visage que je contemplais n'était plus le mien. C'était celui d'un autre, une esquisse, une œuvre en cours. »
Lançon évoque souvent cette urgence à écrire comme un besoin de retrouver une forme d’intimité avec soi-même, une manière de se réancrer dans une « normalité » qu’il a l’impression de perdre. Son écriture devient une catharsis, une manière de traduire son expérience de la douleur et de la reconstruction.
L’importance de ce geste est mise en lumière à travers des passages où il raconte l’évolution de son corps, défiguré et réhabilité par la chirurgie, et la manière dont il inscrit cette transformation physique dans le récit plus vaste de sa vie. En écrivant, il se réapproprie son corps et son histoire, l’un ne pouvant exister sans l’autre dans son esprit.
« Je sentais la vie qui m’échappait, mais l’écriture m’offrait la chance de la reprendre, de faire comme si ce corps détruit pouvait retrouver une forme, une fonction. »
Lançon se sert également de la littérature et de l'art pour apaiser son esprit. Dans Le Lambeau, il nous parle de l’importance de la lecture, de la musique et de la contemplation de la peinture, des espaces artistiques dans lesquels il trouve un réconfort face à la brutalité de la violence. C'est dans la musique de Bach, en particulier, qu'il trouve une forme de sérénité qui l'aide à appréhender la lenteur du processus de guérison.
« Dans la douleur, j’ai trouvé dans la musique une forme de refuge, un rythme, une structure à mon esprit dispersé. »
3. Salman Rushdie : réécrire la réalité par l’écriture
De son côté, Salman Rushdie, dans Le Couteau, va plus loin en utilisant l’écriture comme un véritable outil de reconstruction de la réalité elle-même. Après l'attaque qu’il a subie en 2022, il se trouve dans un état de confusion mentale, exacerbée par des sédatifs puissants. L’expérience de la réalité, déformée par la douleur et les médicaments, est une thématique essentielle dans Le Couteau. Les hallucinations de lettres et de chiffres, qui dansent devant ses yeux, témoignent d’une rupture avec le monde tangible. Cependant, loin de se laisser submerger par cette perte de repères, Salman Rushdie s’en sert pour réécrire sa propre réalité. L’écriture devient pour lui non seulement un moyen d’exprimer la douleur, mais aussi de reconstruire une nouvelle vision du monde, à travers le prisme de la fiction.
« Les lettres qui dansaient devant mes yeux, je les ai écrites. Les chiffres, je les ai transformés en mots. Ce monde qui m’était devenu étrange, je l’ai réintégré dans ma fiction. »
À travers cette écriture, Salman Rushdie cherche à transcender les limites de la perception immédiate, transformant le traumatisme en un espace de narration où la réalité et la fiction se rencontrent. Ce processus de recréation est un acte de résistance face à la déformation subie, et une tentative pour reconstruire une version de lui-même qui intègre la souffrance tout en la réorganisant dans une nouvelle forme. Son projet d’écriture va au-delà de la catharsis : il s’agit de redéfinir une réalité fragmentée, de reconstituer un monde intérieur qui a été défiguré par l’agression.
« Je n’écrivais pas pour échapper à la douleur, mais pour la rendre intelligible, pour l’intégrer dans le cadre plus vaste de l’histoire que je m’efforçais de raconter."
Il est intéressant de noter que, bien que Le Couteau s’inscrive dans un contexte post-attentat, Salman Rushdie avait déjà développé une réflexion sur la violence et la reconstruction dans son livre Joseph Anton (2012). Dans ce précédent ouvrage, il revient sur les années où il vivait sous protection policière, après la fatwa qui avait été lancée contre lui en 1989 à la suite de la publication des Versets sataniques. Dans Joseph Anton, il évoque la première nuit après l’annonce de la fatwa, où il comprend que sa vie vient de basculer. Ce moment de basculement est raconté avec un mélange de stupeur et d’ironie :
"J’ai fermé la porte, et ce fut comme si le monde s’était refermé avec. La liberté que je connaissais était devenue un souvenir."
Salman Rushdie doit désormais faire face à une menace qui s’étire dans le temps, testant sa patience et sa résilience. Il se préoccupe essentiellement de sa survie et de la nécessité d’inventer de nouvelles façons de se réancrer dans le monde. Mais dans Le Couteau, cette question prend une tournure différente. La violence n'est plus une menace abstraite, mais une expérience vécue. Après l’attaque au couteau, Salman Rushdie s’attarde moins sur les détails physiques que sur les implications symboliques de ses blessures insistant sur l’intangibilité de son esprit comme son véritable rempart :
« Le couteau m’avait laissé une marque, mais ce n’était qu’un rappel de ce que j’avais toujours su : ils pouvaient blesser le corps, mais pas l’esprit. »
L’écriture devient un moyen direct de réconcilier l'auteur avec sa douleur et son corps. Le travail de reconstruction n’est plus seulement mental, il se fait aussi à travers la perception même du monde.
4. La réintégration de la normalité : entre corps et esprit
Chez les deux écrivains, l’art est un moyen de réintégrer une normalité après le chaos de l’attaque. Si Philippe Lançon se concentre sur la restauration de son corps par la chirurgie et la rééducation, Salman Rushdie s’efforce de reconstruire son esprit et sa perception du monde. Toutefois, l’un et l’autre savent que ce retour à la normalité ne se fait pas en effaçant la souffrance, mais en l’intégrant à un processus de transformation.
Philippe Lançon évoque sa propre expérience de la défiguration et de la reconstruction à travers un regard lucide sur son corps et sa souffrance. Il s’en sert pour renforcer sa relation à son identité, en évitant de se laisser réduire à un simple survivant. L’écriture l’accompagne tout au long de cette démarche, lui permettant de renouer avec une forme de dignité et de continuité.
« Le corps n’est pas un déchet, il est encore le lieu de ma vie. Il m’appartient, même après tout ce qu’il a traversé. »
De manière similaire, Salman Rushdie, bien qu’ayant survécu à une agression physique violente, utilise l’écriture pour reconstruire son rapport à la réalité et à l’art. En réintégrant la douleur dans une œuvre littéraire, il parvient à reconquérir une vision du monde moins rigide, plus fluide, qui accepte à la fois la douleur et la beauté, la souffrance et la rédemption. Ce projet d’écriture est pour lui un moyen de se réancrer dans un quotidien qui, même s'il a été profondément transformé, n’est pas pour autant réductible à un simple retour vers le passé.
5. L’amour et la littérature comme moteurs de résilience
Salman Rushdie, dans Le Couteau, met en lumière le rôle crucial dans son processus de reconstruction de Rachel Eliza Griffiths, poétesse et artiste multidisciplinaire qu’il a épousée en 2021. Son livre, dans lequel il évoque avec une profonde gratitude le soutien indéfectible de sa compagne, est un témoignage autant sur la violence que sur la reconstruction par l’amour. Dans un passage particulièrement marquant, il raconte comment elle l’a aidé à affronter ses blessures et à retrouver le courage d’exister :
« Elle ne m’a pas laissé sombrer. Chaque jour, sa voix me rappelait qu’il y avait encore un monde à aimer, une vie à vivre. »
Rachel Eliza Griffiths apparaît comme une figure centrale de résilience, agissant presque comme un guide spirituel, une Eurydice inversée, ramenant son Orphée du royaume des ténèbres. Un an après l’agression, en septembre 2023, Salman Rushdie décide de retourner sur les lieux de l’attaque, à Chautauqua, accompagné de Rachel. Ce geste est une preuve de sa volonté de surmonter le traumatisme, mais il prend tout son sens dans le contexte de leur relation :
« Elle m’a tenu la main tout au long de ce voyage. Ce n’était pas une simple visite, c’était un acte de défi, une affirmation que nous ne serions pas brisés. »
Ce retour, à la fois physique et émotionnel, symbolise une étape essentielle dans sa renaissance, marquée par le courage partagé avec Rachel Eliza Griffiths.
Salman Rushdie souligne dans Le Couteau que l’écriture reste un acte fondamental de résistance face à la barbarie, mais il admet que sa compagne a été son ancrage émotionnel dans cette période. Elle incarne en même temps le refuge et l’impulsion nécessaires pour transcender la peur :
« À travers son art, elle m’a rappelé que la beauté survit, même dans les pires tempêtes. »
De son côté, Philippe Lançon, dans Le Lambeau, trouve un refuge similaire dans la musique, mais surtout dans le soutien de ses proches. Ses proches jouent un rôle crucial : son frère et ses amis l’accompagnent dans son parcours de reconstruction. Mais, l'auteur insiste sur leur difficulté à comprendre pleinement ce qu’il traverse :
« Mon frère arrivait chaque jour, chargé d’une énergie que je ne possédais plus. […] Je savais qu’il voulait me parler, mais je ne trouvais pas les mots. Je n’étais plus le même homme, et il devait l’accepter. »
Ce passage illustre la tension entre le soutien affectif et la solitude intérieure du patient.
Salman Rushdie, dans Joseph Anton, met davantage en lumière le soutien de ses partenaires successives et de son cercle littéraire. Cependant, il évoque aussi l’impact corrosif de la peur sur ses relations personnelles :
« Je savais que leur amour était sincère, mais ma situation leur pesait. L’idée qu’une simple visite pouvait mettre leur vie en danger nous éloignait peu à peu. »
Ici, la solidarité familiale est constamment mise à l’épreuve par la menace extérieure, ce qui distingue son expérience de celle de Philippe Lançon qui comptait davantage que lui sur ses soignants. Il appréciait tout particulièrement les gestes de Chloé, sa chirurgienne, qui « répondait à la destruction par des gestes précis, destinés à réparer » ou encore ceux des infirmières : « L’infirmière penchée sur moi me parlait doucement, mais c’était son geste qui me portait : le soin avec lequel elle nettoyait les plaies. […] Je n’avais plus de visage, mais elle me traitait comme si j’existais encore. »
Le rôle du personnel médical est central dans sa survie, mais aussi dans sa réhumanisation. Philippe Lançon décrit une relation quasi spirituelle avec ses soignants qui lui apportent une forme d'apaisement, notamment sa chirurgienne, Chloé, qu’il voit comme une figure d’espoir. Il s’en remet aux mains des soignants, presque avec gratitude. Indépendamment de la relation personnelle très riche qu’il entretient avec Chloé, l’expérience qu'il fait des soins médicaux qui lui sont prodigués devient pour lui un cheminement vers une nouvelle identité.
Il en va différemment pour Salman Rushdie. Confronté à une menace plus abstraite et prolongée, l’aide extérieure que lui apportent les soignants comme ses proches est teintée d’ambiguïté. S’il admire les efforts de ceux qui le soignent et le protègent, il ressent dans le même temps une aliénation croissante face à cette dépendance. Son récit est plus marqué que chez Philippe Lançon par une lutte individuelle pour reprendre le contrôle de sa vie : il met davantage en avant l’amour romantique comme la force qui lui a permis de sortir de sa solitude existentielle et de retrouver une forme d’équilibre.
Si Philippe Lançon s’appuie sur l’art, la musique et la patience des soignants pour se reconstruire, Salman Rushdie trouve dans sa relation avec Rachel Eliza Griffiths une source essentielle de résilience. Leurs récits montrent bien que, face aux épreuves les plus terribles, les arts et les relations interpersonnelles restent des ancrages puissants pour surmonter le traumatisme et retrouver un sens à la vie.
6. L’art-thérapie comme voie vers le bien-être
À travers l'écriture et les arts, Lançon et Rushdie montrent comment l’art-thérapie, même de manière non explicite, devient un vecteur de guérison. Bien que ni l’un ni l’autre ne parlent directement d’art-thérapie au sens clinique, leurs expériences de la douleur et de la reconstruction passent par une réappropriation créative de la réalité. Dans le cas de Philippe Lançon, c’est la littérature, la musique, et les arts visuels qui l’aident à réorganiser ses pensées et ses émotions. L’écriture devient son refuge et son chemin vers une vie retrouvée, tout comme la contemplation artistique lui permet de surmonter les moments de crise.
Pour Salman Rushdie, l’écriture est une manière de réordonner ses pensées après le choc, mais aussi de redéfinir le monde à partir de ce qui a été brisé. L’art de la narration est, pour lui, une forme d'art-thérapie personnelle qui lui permet de reconstruire un univers où la souffrance peut être intégrée sans être annihilante. À travers cette démarche, il trouve non seulement une catharsis, mais aussi une manière d’affirmer son existence et de répondre à l’absurdité de l’attaque.
7. Conclusion : l’écriture comme art-thérapie et voie de résilience
Les parcours de Philippe Lançon et Salman Rushdie montrent que la souffrance ne doit pas nécessairement mener à l’isolement ou à la destruction. L’art, et en particulier l’écriture, joue ici un rôle de médiation entre le traumatisme et la guérison. Pour les deux écrivains, l’écriture devient une forme d’art-thérapie. Loin de fuir la douleur, ils la réintègrent dans leur processus créatif. En réécrivant leur histoire, en reconstruisant leur rapport au monde et à leur corps, ils parviennent à trouver une nouvelle forme de normalité, qui est redéfinie par la résilience et l’art. Ce processus est long, difficile, douloureusement vécu, mais il permet de transformer le traumatisme en une ressource, donnant ainsi naissance chez chacun à une œuvre littéraire profondément humaine, nourrie par l’expérience de la souffrance, mais également par l’espoir et la volonté de continuer à vivre.
Donnez-nous votre avis
Partagez votre point de vue avec notre communauté
de passionné·e·s de lecture
Ni votre nom, ni votre adresse e‑mail ne seront publiés.
Publié le 3 juin 2025 – Francis Jubert – gdc