
Cette section est conçue pour enrichir et approfondir les sujets abordés dans nos articles principaux. Elle propose des compléments d’information précieux ainsi que des réflexions qui vous permettront de mieux comprendre et d’explorer les thèmes qui nous passionnent et que nous partageons lors de nos ateliers de lecture.

La naissance des soins palliatifs
Une enquête historiographique
1970/1990
À partir du mémoire de Zélie Harscouet, EHESS - 2025
Écouter l’accroche de cet article
Ce mémoire de master 2 a été présenté en septembre 2025 à l’EHESS par Zélie Harscouet. L’autrice résume ainsi son sujet : « Il s’agit d’étudier les facteurs culturels et professionnels qui ont permis l’émergence d’un mouvement en faveur de la fin de vie. Ce mouvement a été mené par un groupe restreint de professionnels de santé. Ils étaient profondément influencés par les sciences de la psyché, les recherches en sciences humaines et sociales, ainsi que par les modèles anglo-saxons. »
Le mouvement des soins palliatifs a été pensé dès l’origine comme un projet réflexif et militant. Il a dû se légitimer sur plusieurs fronts : médical, politique et social. Cette légitimation était nécessaire avant sa reconnaissance institutionnelle et son entrée dans l’espace hospitalier français.
Denis Mechali
- Temps de lecture estimé à 25 minutes
Structure du travail
Ce travail universitaire suit une progression logique :
1. Évolutions objectives
Le mémoire rappelle d’abord les transformations du soin et l’allongement de la vie. Ces changements imposaient de s’adapter, d’innover, d’inventer.
2. Cheminement vers le soin palliatif
Plusieurs facteurs ont influencé ce processus dès le départ. Le mouvement pro-euthanasie a exercé des « coups de boutoir » constants. L’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) en était l’incarnation emblématique. Cette association est restée active pendant un demi-siècle.
Le monde médical a opposé des résistances immédiates et intenses à l’émergence des soins palliatifs. Ces obstacles ont conduit les pionniers à développer des stratégies diverses pour avancer malgré tout.
3. Mises en œuvre concrètes
Le mémoire expose enfin les réalisations pratiques. Elles portent la marque de ces débuts heurtés et de ces débats fondateurs.
Résonances contemporaines
Les difficultés des décennies 70 et 80 éclairent les débats actuels de 2025. Elles concernent la fin de vie, la place respective des soins palliatifs et de l’aide à mourir. Nous vivons actuellement des combats d’une violence singulière. Ils se livrent sur la place publique, souvent au nom de l’opinion publique, autour de la question de l’euthanasie.
Le débat divise même parfois de façon fratricide certains pionniers des soins palliatifs. Ceux qui restent actifs malgré le temps passé se retrouvent en désaccord.
Une question cruciale se pose : la demande d’euthanasie reflète-t-elle un manque de soins palliatifs adéquats, inégalement répartis sur le territoire ? C’est la position majoritaire. Ou bien l’euthanasie devient-elle inévitable dans certains cas ? Cela pourrait s’expliquer par les résistances persistantes du corps médical face aux problématiques de fin de vie et par la fréquence de l’acharnement thérapeutique non justifié. La crainte légitime des dérives, mercantiles ou plus intimes, radicalise encore les positions anti-euthanasie.
Méthode et sources
Le travail de Zélie Harscouet n’aborde pas directement ces questions actuelles. Il n’en reste pas moins très instructif. Il revisite de façon documentée ces débuts troublés. Il montre l’engagement profond d’une minorité d’acteurs des soins palliatifs. Le vocable lui-même, adapté de l’anglais, est apparu et s’est imposé dans cette même période.
Le mémoire s’appuie sur de multiples sources et documents. Il intègre aussi des entretiens avec une dizaine de témoins de l’époque.
Parmi ces témoins…
Je fais partie de ces témoins. On en retrouvera la trace plus loin dans ce texte. Ceci introduit un biais incontestable que je reconnais d’emblée : ma propre présentation n’est pas neutre.
Je suis en effet un de ces acteurs soignants minoritaires, engagés et même militants. Je me reconnais bien dans un passage du travail de Zélie Harscouet : « Cette période initiale des pionniers a été un temps extraordinaire de débats, discussions, échanges, et j’en garde un souvenir magnifique. » Elle ajoute que « l’investissement émotionnel des témoins rencontrés était perceptible, des décennies après les faits évoqués ».
Je m’efforcerai néanmoins de signaler clairement mes commentaires personnels. Je veux en effet éviter de trahir l’autrice et de lui faire dire des choses qu’elle n’aborde pas dans son travail.
Le contexte historique
Le mémoire souligne les progrès fulgurants de la technologie après la Seconde Guerre mondiale. Ces avancées ont rapidement suscité des réflexions sur les éventuels excès des réponses techniques. Elles ont mis en lumière la nécessité de faire une place aux sciences humaines et sociales. Il fallait privilégier les aspects psychologiques, parfois psychanalytiques, de la relation de soin et de sa mise en œuvre.
Les facteurs de résistance
Les résistances rencontrées proviennent de plusieurs origines. Elles se cumulent et se lient entre elles.
LE TABOU DE LA MORT
Un « tabou de la mort » a constitué le terreau de ces mouvements contestataires et minoritaires. Ce tabou correspond à une mise à distance de la mort dans les préoccupations des soignants. Ceux-ci se concentraient exclusivement sur le maintien et la préservation de la vie.
Le mémoire cite de nombreux auteurs. Parmi eux, Philippe Ariès et Michel Vovelle ont écrit sur la mort. Les écrits du penseur Ivan Illich, « Némésis médicale, expropriation de la santé », font également partie de ce mouvement de fond. Encore imprécis, il constituera le terreau des remises en cause et des évolutions ultérieures.
La contestation portée par Illich trouvera des échos lointains pendant la période covid. Elle nourrira les réflexions sur les biais des réponses en santé. Ces biais apparaissent quand les professionnels sont trop sensibles aux présentations mercantiles, voire publicitaires, d’un produit de santé.
Plus directement liés au sujet de la fin de vie, les écrits de la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross sur « les derniers instants de la vie » auront aussi un rôle important. Elle décrit les étapes psychiques fréquentes vécues par les personnes concernées.
La douleur : nature et prise en charge. Le déni de la souffrance.
Très vite, Zélie Harscouet lie les préoccupations concernant la mort à un élément concret et essentiel : une réflexion sur la douleur, sa signification et sa prise en charge.
La douleur est un phare et un repère clef. Elle comporte une part organique, analysée, comprise et souvent soulagée par la médecine technique. Mais elle a presque toujours, dans le cas des douleurs chroniques en tout cas, une composante de souffrance. Le psychisme, la dimension morale ou spirituelle y sont intriqués ou au premier plan. Cela amène à des modalités de repérage et de soulagement différents.
De façon compréhensible et presque logique, la négation de cette réalité de la souffrance a conduit à des dénis de prise en charge. Ces dénis ont ensuite préparé le terrain au déni de la mort et de son abord à l’hôpital. Cela s’est produit alors même que dans le même temps la mort au domicile reculait. Elle devenait minoritaire par rapport aux fins de vie à l’hôpital.
La morphine : une drogue dangereuse ou un outil puissant de soulagement de la douleur ?
Le long chapitre sur la douleur comporte un sous-chapitre important concernant la place singulière de la morphine.
Ce produit a fait l’objet d’une méfiance majeure dans un emploi antalgique. Les craintes étaient multiples, liées à la dépendance chronique et à un usage « toxicomaniaque » possible.
Le futur mouvement des soins palliatifs va se construire sur des fondements souvent théoriques et intellectuels. Mais aussi sur des considérations très pragmatiques concernant l’efficacité de la morphine. Il montrera la marginalité des craintes de dépendance dans le cadre des douleurs chroniques intenses, notamment au cours du cancer.
Les preuves pragmatiques sont apportées par un usage maîtrisé des dosages. Un point essentiel, parfois sous-estimé ou escamoté par les opposants : la maîtrise partielle de l’usage et des doses directement par la personne concernée, et non par les seuls soignants.
Une clef supplémentaire des soins palliatifs :
l’« alliance de soins soignant-patient » et le refus d’un « paternalisme médical ».
Une relation soignant/patient marquée par l’horizontalité et le partage fait donc partie des progrès d’usage. Cette « alliance de soins » fera aussi partie des résistances vigoureuses qui vont se manifester. Elle en représente même une clef essentielle.
La limite des soins palliatifs : entre obstination raisonnable et acharnement disproportionné.
La réflexion sur les limites des soins et sur la façon de les aborder est également alimentée par le développement de la réanimation. Les techniques salvatrices et prolongeant la vie se multiplient dans cette même période. Elles posent rapidement des problèmes éthiques et pratiques importants.
Ces techniques obligent à réfléchir autrement à ces problèmes de limites. Il faut établir une césure entre une obstination thérapeutique pertinente, parfois salvatrice, et un « acharnement disproportionné » (le vocabulaire apparaîtra lui-même plus tard).
La réflexion est obligatoire. Mais elle doit aussi être menée avec humilité. Les frontières ne sont pas toujours tranchées. Il existe des « zones grises » qui mettent mal à l’aise les personnes désireuses d’une vérité claire et nette.
Ces fils sont donc divers. Certains semblent éloignés de la problématique directe de la fin de vie des personnes. En réalité, ils ne le sont pas.
Débats entre professionnels, « scientifiques », ou débats publics et médiatisés ?
La difficulté d’un débat ouvert entre professionnels, ou avec les patients et leur entourage, va avoir une conséquence concrète supplémentaire.
Très vite, les débats vont se dérouler sur la place publique, en particulier sur la scène médiatique. L’autrice cite notamment le journal « Le Monde » et la journaliste médecin Claudine Escoffier-Lambiotte. Ces débats vont fonctionner en opposition directe à l’activisme de l’ADMD, cette association qui cherche à lier accès à l’euthanasie et respect de la liberté, voire de « la dignité » de la personne concernée.
Dans la même ligne paraît en 1982 un livre intitulé Suicide mode d’emploi. Il aura un certain retentissement et renforcera ces idées d’une forme de maîtrise individuelle des personnes sur leur vie, mais aussi sur leur fin de vie.
Débats entre rationnel et idéologie : débats passionnels et passionnés.
Zélie Harscouet avance dans son propos, sans confusion et sans se perdre, entre ces problématiques si différentes. Elle navigue entre le soin, la prise en charge de la douleur, l’abord de la fin de vie. Entre des considérations morales et éthiques, et des éléments très pratiques et pragmatiques.
Elle souligne d’emblée les éléments idéologiques et passionnels qui enflamment les positions des uns et des autres. Mais ces éléments interviennent aussi, parfois, de façon plus insidieuse, plus feutrée et implicite. Ils marquent une vision dominante du métier de médecin, caractérisée par la vision purement technique et du sauvetage de la vie à tout prix.
Un clivage mal reconnu entre les docteurs et les autres soignants, notamment infirmières et aides-soignantes.
L’avancée vers les soins palliatifs va révéler un clivage supplémentaire, parfois majeur, au sein même des soignants. Les infirmières et aides-soignantes sont le plus souvent, comme l’emploi habituel du féminin le révèle, des femmes. La féminisation du métier de médecin, déjà à l’œuvre, sera beaucoup plus lente. Elle sera encore plus lente pour les places de « leader », de type « chef de service ».
Et la « révolte » face à des douleurs non soignées et des fins de vie escamotées sera souvent menée au départ par des soignantes. Elles seront appuyées et relayées par des médecins hommes plus audibles. Parmi eux, le cancérologue René Schaerer à Grenoble sera à l’initiative, avec d’autres, d’un mouvement associatif important : « JALMALV », soit « Jusqu’à la mort accompagner la vie ».
Cet acronyme compliqué vient s’opposer frontalement aux positions de l’ADMD. Il propose une vision du soin, du travail en équipe, de la place des « psys », de la relation de soin. Il défend une relation médecin-malade loin de tout paternalisme. Beaucoup de responsabilités pour une petite association minoritaire !
Zélie Harscouet ne la cite pas dans son texte. Pourtant, je me souviens avoir été frappé par une phrase prononcée par René Schaerer que j’avais entendue à l’époque : « D’une certaine manière, les aides-soignantes et les infirmières ont sauvé l’honneur de la médecine. »
Il faisait allusion à cet évitement de la présence des médecins. Ceux-ci ne rentraient plus dans la chambre du malade lorsque des soins techniques n’étaient plus possibles. La force de la mise en cause m’avait marqué à l’époque. Les médecins risquaient donc de perdre leur honneur quelque part ? Mon ressenti ne s’est pas atténué avec le temps.
Zélie Harscouet vient donc d’évoquer, en quelques lignes, un double clivage. Social, de classe, entre les médecins et les non-médecins. Et de genre, une misogynie tenace étant toujours présente. Les féministes ne la nommaient pas encore « poids du patriarcat ».
Le VIH/SIDA : irruption d’une maladie mortelle et multiples reconnaissances de tabous et de dénis
L’irruption du VIH/SIDA dans les années 1980 vient encore impacter et compliquer cette réalité déjà tourmentée. Elle rend plus explicites les souffrances à l’œuvre et l’impuissance technique médicale face à la maladie, tout un temps du moins. Elle va rendre évidentes pour un large public les inégalités face à la santé.
L’enjeu symbolique est important. Reconnaître des inégalités face à la santé, c’est reconnaître du même coup la part partiellement utopique du projet de la « sécurité sociale ». Ce projet est le fruit des lois issues de la guerre de 1940 et des idéaux de la résistance : « On cotise selon ses moyens, et on reçoit des soins selon ses besoins ».
En effet, une maladie grave dont les déterminants ne sont ni génétiques, ni attribuables à la fatalité bouleverse inévitablement les pratiques. Elle touche en priorité des personnes au comportement sexuel particulier : homosexuels masculins ou personnes à comportement « illicite », comme l’emploi de drogue injectable. Un dérivé de la morphine, pour « corser » l’affaire. Cette situation rend plus crues les oppositions, y compris au sein du corps médical.
Alliance de soins, y compris avec des associations de patients
Dès lors, le lien avec des associations, déjà citées précédemment, s’incarne cette fois dans des associations comme Aides ou Act Up. Militantes, elles vont elles-mêmes rencontrer des médecins marginaux ou contestataires.
J’en fais donc partie. Cela explique la place laissée par Zélie Harscouet à mon « témoignage » oral et à mes rares écrits de l’époque, publiés dans une « littérature grise », marginale.
Soins palliatifs et convictions religieuses
Complexité supplémentaire, non encore citée : l’avancée vers la cristallisation des soins palliatifs va aussi avoir un pôle religieux, chrétien. Il s’organise autour de mouvements comme « Laennec » et de personnalités comme Patrick Verspieren, ou la médecin et religieuse Marie-Sylvie Richard. Celle-ci s’investira en particulier dans un lieu « historique » de prise en charge de la fin de vie : la Maison médicale Jeanne Garnier, elle-même issue d’un mouvement des « Dames du Calvaire » au milieu du XIXe siècle.
La psychanalyse comme outil fédérateur, en soutien de rencontres interprofessionnelles.
La complexité et la diversité doivent donc trouver à s’organiser pour avancer.
Zelie Harscouet individualise alors un groupe pluriprofessionnel. Il fédère pour un temps des personnalités diverses en acceptant un regard psychanalytique. Ce regard porte tant sur le vécu des patients que sur l’organisation des réponses des soignants.
Un outil utile sera les « groupes Balint ». Ce sont des groupes de paroles de quelques soignants autour d’un thème, animés ou aidés par un psychanalyste.
Michel Renault va ainsi s’impliquer au sein d’un groupe divers de soignants. « Cathos » ou « laïques », ou dégagés de ces étiquettes, ils sont réunis par la volonté d’une réflexion sur le soin, en particulier en fin de vie. Le groupe est nommé « Gram », ou « groupe de réflexion analytique sur les maladies ».
Gram sera actif de 1984 à 1989. Plusieurs de ses membres se « spécialiseront » ensuite dans les soins palliatifs et y joueront un rôle « leader ». Un petit nombre, comme moi, deviendront des « soignants du SIDA ».
Cette maladie sera à la fois « une maladie infectieuse comme une autre », maladie virale un peu singulière, sans plus. Mais aussi une maladie emblématique par ses particularités sociologiques et éthiques. Par le bouleversement de pratiques soignantes, notamment via des impulsions associatives, elle devient une maladie importante. Y compris dans le cadre du sujet de ce mémoire : la fin de vie et ses conditions, en fin du XXe siècle.
Soins palliatifs, soins de la fin de vie,
ou « soin global » pouvant débuter bien avant ?
Dans le cadre de cet historique et de ses implications jusqu’à la période actuelle, je rajoute une incidente. Elle n’est pas abordée dans le travail de Zélie Harscouet. Elle est liée à ma participation à « Gram » et à de multiples échanges avec Michel Renault, prolongés au-delà de Gram.
Celui-ci pensait, dans ses réflexions de psychanalyste, que le développement et la reconnaissance des soins palliatifs ne devaient pas se cantonner à la gestion de la fin de vie. Il craignait une nouvelle marginalisation dans une « case ». Cela risquait de favoriser la défausse persistante des autres soignants majoritaires.
Il plaidait pour un « soin global ». Une prise en compte précoce des besoins non techniques médicaux, aidant à un tuilage fluide entre « soins actifs » et « soins palliatifs ».
Cette position sera ensuite inlassablement défendue, notamment par Didier Sicard. Médecin interniste, il sera président du comité national d’éthique… Mais elle ne sera pas suivie d’effets. Trop complexe à défendre, la cristallisation se fera finalement de façon exclusive autour des soins palliatifs. Elle sera illustrée par la création de la SFAP, la Société française pour l’accompagnement et le soin palliatif.
Ces dernières années seulement, et de façon plus limitée, une avancée vers des « soins de confort », en cancérologie notamment, réactivera cette vision d’un « soin global ». Cette vision inclut un « tuilage » souple, c’est-à-dire une attention de type « care ». Elle dépasse le seul soin technique pour s’intéresser à d’autres besoins ou inconforts des personnes, bien avant une éventuelle période de « soins palliatifs » et d’avancée vers la fin de vie.
L’appui anglo-saxon
et notamment l’hospice londonien de Saint-Christopher
Après ce long chapitre des prémices du soin palliatif, le mémoire aborde une modalité qui a joué un rôle puissant. Elle a favorisé la cristallisation puis l’avancée concrète de ce mouvement naissant : le lien avec l’hospice londonien de Saint Christopher.
Les personnalités charismatiques de la fondatrice médecin, Cicely Saunders, et d’une infirmière canadienne et francophone, inlassable « transmetteuse », Thérèse Vanier, ont marqué ce lien.
En effet, les mises en œuvre de Saint Christopher ont comporté, en particulier, une avancée vers l’usage de la morphine. Elle passait par une préparation particulière, la « potion de Brompton ». Celle-ci va aider à dépasser les idées reçues et les blocages.
Des voyages et des stages de soignants français à Saint Christopher vont participer de ce que Zélie Harscouet appelle joliment « une greffe éthique et spirituelle ».
Ces rencontres vont aider elles-mêmes à fédérer des visions chrétiennes, marquées par la compassion, et des valeurs laïques, marquées par les idées d’écoute, d’empathie et de liberté individuelle. Le lien est assuré notamment par le contrôle tangible de la douleur, soit donc en réalité douleur et souffrance, comme nous l’avons vu.
L’outil narratif
La pédagogie des soignants de Saint Christopher passe souvent par la narration de cas. Cette irruption de la « médecine narrative » a, là encore, des échos très actuels. Elle se retrouve dans la promotion de cet outil, en particulier pour la formation des étudiants en médecine.
À l’époque, les écrits de Paul Ricœur vont en influencer plus d’un, et notamment Didier Sicard, cité plus haut.
La querelle du « cocktail lytique »
On va retrouver, une fois encore, les problématiques de l’euthanasie. Zélie Harscouet aborde maintenant le chapitre suivant : « Résistances, conflictualités et mobilisations : construire la fin de vie ».
Mais cette fois d’une façon indirecte, on pourrait presque dire insidieuse et hypocrite. Le débat porte sur l’usage des « cocktails lytiques ».
De nombreux soignants répondent à des douleurs intenses, mais aussi à d’autres symptômes pénibles difficiles à soulager, par une prescription médicamenteuse. Elle associe trois produits sédatifs, dont un dérivé de la morphine. Le « cocktail » ne tue pas à tous les coups, mais souvent. C’est une question de dosage des produits.
Surtout, la prescription n’est pas discutée, ni avec les patients et leur entourage, ni même avec l’infirmière qui recevra « l’ordre » de placer la perfusion intraveineuse.
Beaucoup de soignants militants du soin palliatif vont alors vivre l’emploi de ces cocktails lytiques comme une euthanasie hypocrite et déguisée. Leurs modalités sont la révélation flagrante d’un « pouvoir médical » tout-puissant.
Mais on voit alors bien la complexité des débats, à la fois enflammés et pas toujours clairs. La volonté de mettre fin à la vie n’est pas explicite. Les statistiques d’emploi de ces cocktails lytiques sont elles-mêmes plutôt opaques. Les repérages se font souvent de façon très indirecte, par les chiffres d’emploi des composantes du « cocktail » au sein des pharmacies hospitalières !

Militance, débats médiatiques et avancées institutionnelles
Les « tenants du soin palliatif », comme le jésuite Patrick Verspieren de la revue Laennec, vont alors sciemment utiliser le volet « médiatisation » des débats. Ils veulent faire avancer la « cause » des soins palliatifs. C’est sur ce terreau qu’une institutionnalisation progressive et partielle va se mettre en place.
La circulaire Laroque (1985)
La « circulaire Laroque » de 1985 va en poser les principes et la légitimité. Geneviève Laroque était une haute fonctionnaire engagée dans le monde de la santé, en particulier en gérontologie. Elle s’intéressera par ce biais aux problèmes de la fin de vie. En 1985, au sein du ministère des Affaires sociales, elle sera chargée d’un rapport sur ce thème.
Elle réunira tout un groupe de travail, dont des associations, y compris l’ADMD. Robert Zittoun, hématologue à l’Hôtel-Dieu, a fait partie de ces soignants pionniers des soins palliatifs. Il parlera de la « circulaire Laroque » comme des « prémices d’une réglementation ». Soit donc le passage de préoccupations intimes ou individuelles à une problématique sociale, susceptible de mesures organisationnelles et réglementaires.
La circulaire est imprégnée de la plupart des points évoqués plus haut. En particulier la douleur, décrite comme « une souffrance inscrite dans une relation ». Elle préconise la mise en place « d’USP », soit des unités dédiées aux personnes proches de leur fin de vie.
L’importance symbolique est très forte. Elle est saluée et utilisée comme telle par les soignants porteurs de projets. Ceux-ci ne méconnaissent toutefois pas que les préconisations ne s’accompagnent pas de financements pour en permettre la mise en œuvre.
Le congrès européen de 1990
Les soignants vont alors s’appuyer encore sur un écho et un soutien médiatique, cette fois à l’échelon européen. Ils organisent le congrès de l’EAPC, soit « European congress for palliative care ». C’est le premier du genre.
Le congrès va se compléter, dès sa fin, par la création d’une association européenne dédiée au sujet. D’emblée l’idée est d’attirer des soignants, mais pas seulement des médecins. Le congrès veut aussi le plus possible d’infirmières.
Le congrès tenu à Paris en 1990 attirera 50 % d’infirmiers, 27 % de médecins, 7 % de bénévoles, 4 % de psychologues, 3 % d’assistants sociaux, 4 % d’administratifs…
L’écho médiatique sera lié en particulier au soutien, mais aussi à une participation active du président de la République, François Mitterrand. Celui-ci était très impliqué dans ces réflexions concernant la fin de vie.
Les choses commencent à bouger, malgré une « opinion médicale » dont les réticences ne faiblissent guère.
Un outil pratique et « transactionnel » pour dépasser les réticences et favoriser des évolutions progressives
Ces réticences qui bloquent l’émergence d’unités de soins palliatifs vont favoriser, en 1990, une idée supplémentaire. À l’initiative de René Schaerer à Grenoble, elle s’avérera une proposition féconde, toujours présente en 2025.
L’idée : créer des « unités mobiles de soins palliatifs ». Elles seraient chargées, en plus de la réponse directe aux besoins de patients, de faire le lien avec d’autres unités de soins. Dans l’établissement et parfois dans le réseau de proximité, pour dialoguer et aider.
Elles assureraient également des missions de formation des équipes. Mais aussi « d’acculturation » des autres soignants, pour les rendre plus sensibles à cette « culture palliative ». Celle-ci sous-tend elle-même les décisions techniques ou pratiques à mettre en œuvre.
Enfin, elles mèneraient, en lien avec les autres structures de soin palliatif, un travail de recherche. De façon à étayer scientifiquement les mises en œuvre.
Les réticences ne sont pas seulement théoriques ou idéologiques. Elles ont aussi une traduction concrète dans les batailles pour les affectations de ressources. Pour arriver à créer une unité, puis la faire vivre, en termes de locaux et de personnel dédié.
L'architecture des unités de soins palliatifs
Zélie Harscouet consacre plusieurs pages de son mémoire à la question de l’architecture de ces unités de soins palliatifs.
Elles devront effectivement concilier une dimension d’accueil, de lieu apaisant, ouvert à des équipes pluridisciplinaires. Mais aussi aux bénévoles et aux entourages des personnes concernées. Tout en restant adaptées à une partie de soins habituels, médicaux ou infirmiers, qui persistent malgré tout.
Même si leur mise en œuvre est en permanence confrontée à leur utilité et leur pénibilité éventuelle. Dans un contexte de maladie très évoluée et de proximité inéluctable de la fin de la vie.
Le mémoire est ainsi illustré par plusieurs photos de l’unité de l’hôpital Paul-Brousse. Elles illustrent ce côté ouvert, accueillant et apaisant des lieux, sans sacrifier la place nécessaire à des soins plus traditionnels.
Les modèles de référence
Les réflexions s’appuieront sur des modèles à l’étranger. Mais aussi, en France, sur un modèle pionnier et très ancien : celui des « Dames du Calvaire », de l’unité Jeanne Garnier. Elle date du milieu du XIXe siècle. Par adaptations successives – et grâce à des financements importants, où se mêlent les dotations et des dons privés parfois notables – elle reste une unité phare dans la prise en charge de la fin de vie.
Le modèle de l’hospice londonien créé par Cicely Saunders s’est d’ailleurs lui-même pour partie inspiré de ce modèle de l’institution chrétienne Jeanne Garnier. Il intègre donc ce courant chrétien important, non exclusif, mais présent dès l’origine des soins palliatifs.
Les enjeux financiers
Les attributions financières font l’objet de discussions d’autant plus âpres que le modèle de soins attentifs et de proximité implique des choix coûteux. Ces futures unités de soins palliatifs exigent des densités en personnel infirmier et aide-soignant nettement supérieures à celles des services de soin habituels.
Les premières unités seront présentées comme « des unités pilotes ». Les responsables disposent d’un capital de renommée, y compris médiatique, qui aide à la reconnaissance.
Après la première unité ouverte au sein de l’hôpital privé de la Cité universitaire par Maurice Abiven, l’unité dirigée par Michèle Salamagne à l’hôpital Paul-Brousse, en lien avec Renée Sebag-Lanoé, sera la première mise en œuvre dans un hôpital public.
L’unité mobile dirigée par Jean-Michel Lassaunière à l’Hôtel-Dieu sera ensuite une unité essentielle. Elle aidera à ce côté pilote, phare, soutien symbolique et pratique de ces premières unités de soin palliatif.
Les débuts des mises en œuvre concrètes
Le mémoire clôt ce regard historique en illustrant le début des mises en œuvre concrètes. Avec leur lot d’hésitations, de conflits ou de repentirs, liés à l’ensemble des problématiques à faire avancer ensemble.
Les avancées supposent un accroissement de la formation. Cela se fera par des diplômes universitaires en soins palliatifs. Mais aussi par une société savante, la SFAP, ou Société française de soins palliatifs, qui voit le jour en 1990.
Zélie Harscouet appelle cela « une dynamique hospitalo-associative ».
NOTRE CONCLUSION
Le mémoire universitaire est celui d’une historienne, et l’autrice insiste sur cette dimension de son travail, qui participe d’autres travaux, sans doute encore à approfondir, concernant cette histoire aussi récente que complexe.
Mais elle souligne aussi une phrase prononcée par Geneviève Laroque, qui avait donc porté cette circulaire de 1985, importante pour lancer l’institutionnalisation des soins palliatifs : « Les soins palliatifs ont incarné la sortie de l’adolescence difficile d’une médecine scientifique ». La phrase énonce, d’une manière plaisante et assez fine, ce que Zélie Harscouet explicite aussitôt : les soins palliatifs ont représenté une réponse ajustée de la médecine à une question sociale, celle de la mort et du mourir, adossée sur une éthique du soulagement.
Elle cite simplement, sans les aborder, les nouveaux débats des années 1990 et au-delà, via des circulaires comme celles portées par Jean Leonetti pour approfondir ces problèmes de limites et de conditions du mourir en France.
Le mémoire conclut en invitant le lecteur à une réflexion plus large sur les relations entre médecine, mort, et culture, les mobilisations militantes de l’époque qui donnent à voir « un cœur battant du social », et des modalités de transformation des pratiques cliniques face aux enjeux éthiques contemporains intégrant l’humain aux préoccupations techniques soignantes.
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