Cette section est conçue pour enrichir et approfondir les sujets abordés dans nos articles principaux. Elle propose des compléments d’information précieux ainsi que des réflexions qui vous permettront de mieux comprendre et d’explorer les thèmes qui nous passionnent et que nous partageons lors de nos ateliers de lecture.

Le nègre du Narcisse
de Joseph Conrad

La clinique de l'attention au risque de l’imposture
Vraie souffrance ou simulation

Une leçon pour la psychosomatique

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Dans Le Nègre du Narcisse (1897), Joseph Conrad met en scène James Wait, marin noir dont la maladie incertaine trouble et divise l’équipage : malade authentique ou imposteur habile ? Ce dilemme narratif ouvre une réflexion qui dépasse la littérature pour rejoindre les préoccupations de la médecine psychosomatique. Comment distinguer la souffrance réelle de la simulation ? Que signifie écouter la plainte du patient lorsqu’aucune preuve objective ne la confirme ? À travers ce personnage ambigu, Conrad met en lumière l’importance de l’attention, du dialogue et de l’humilité dans la pratique clinique. Loin de réduire la maladie à des données techniques, il rappelle que la douleur est aussi une expérience humaine singulière, qui demande au soignant une écoute subtile et respectueuse.

Francis Jubert

Le voilier Le Narcisse quitte le port indien de Bombay en direction de l’Angleterre, avec à son bord un équipage hétéroclite. Sous les ordres du capitaine Allistoun et de son second Baker, sont réunis notamment le vieux Singleton, l’impétueux Craik, surnommé Belfast, Donkin, marin au comportement douteux, et James Wait, le seul Noir de l’équipage originaire de Saint-Christophe-et-Niévès.
Le Nègre du Narcisse est le troisième roman et le premier récit maritime de Joseph Conrad. Aux États-Unis, le roman a été rebaptisé The Children of the Sea.

Introduction : Joseph Conrad, l'observateur des âmes

Joseph Conrad (1857-1924), de son vrai nom Józef Teodor Konrad Korzeniowski, est un écrivain britannique d’origine polonaise. Il est considéré comme l’un des grands auteurs de la littérature moderne.
Conrad s’est imposé comme un maître des récits maritimes et des explorations psychologiques. Il passa une partie de sa vie en mer avant de se consacrer à l’écriture. Ce passé de marin irrigue toute son œuvre, où reviennent les thèmes de la solitude, de l’altérité et des tensions humaines dans des contextes de vie extrêmes.

Publié en 1897, Le Nègre du Narcisse occupe une place charnière dans la production de Conrad : ce court roman marque la transition entre ses récits maritimes « classiques » et ses explorations plus abstraites de la condition humaine, comme dans Au cœur des ténèbres ou Lord Jim.

Dans ce roman, Conrad s’intéresse à un profil particulier : celui du « vrai-faux malade », simulateur ou non, et à la manière dont il interagit avec son groupe d’appartenance, un thème qu’il poursuivra dans ses travaux ultérieurs. En filigrane, le texte interroge le rapport de chacun à la vérité, à ses apparences et à ses perceptions. Qu’est-ce que la maladie ? Comment les autres peuvent-ils la reconnaître, l’évaluer, l’accepter ? Des questions qui résonnent avec force dans le champ de la clinique, notamment dans la prise en charge de la douleur, où l’écoute et l’attention sont essentielles.

La maladie comme miroir des tensions humaines

Le personnage central, James Wait, cristallise ces interrogations. Seul marin noir à bord du Narcisse, il déclare être gravement malade peu après le départ. Sa maladie, jamais clairement définie, le transforme en énigme pour l’équipage. Est-il réellement malade ou manipule-t-il ses compagnons pour échapper au travail ?

Tout le roman repose sur cette incertitude. Cette ambiguïté met en lumière un dilemme médical très actuel : comment distinguer la maladie authentique de la simulation, le trouble réel du trouble factice, imposé à soi-même comme dans le syndrome de Münchhausen ?

Face à Wait, l’équipage se divise. Certains le voient comme un imposteur habile ; d’autres adoptent une posture empathique. Ces réactions traduisent une tension universelle : confrontée à des pathologies « indétectables », la clinique doit naviguer entre données objectives et ressentis subjectifs. Comme l’écrit Conrad :

« Les hommes se heurtent sans jamais se comprendre. »

La tempête comme catharsis

L’événement pivot du roman, la tempête, agit comme une métaphore puissante de résolution des tensions. Sous la violence des éléments (une tempête entre Bombay et South Foreland), les rancunes s’effacent : l’équipage doit collaborer pour sauver le navire. Cette crise provoque une solidarité forcée, transcendante, qui met entre parenthèses les divisions et les préjugés.

James Wait, bien qu’affaibli, devient un être presque spectral, un symbole de la vulnérabilité humaine. La tempête nous enseigne une leçon essentielle pour la clinique : face à la complexité des situations et des individus, la coopération, l’humilité et la capacité d’écoute sont indispensables.

Une leçon pour la pratique clinique

Le parcours de James Wait offre une réflexion précieuse pour la pédagogie médicale. La pratique clinique exige une attention subtile : il ne suffit pas de relever des signes physiques, il faut aussi entendre la dimension psychologique, émotionnelle et narrative du patient.

James Wait, par son ambiguïté, nous enseigne qu’aucun symptôme ne doit être négligé, même lorsqu’il semble exagéré ou suspect. Comme le souligne le narrateur :

« Il y avait dans ses plaintes une sincérité qui nous désarmait, bien qu’elle éveillât en nous une irritation inconsciente. »

À l’ère des technologies médicales sophistiquées, ce rappel est salutaire. Les jeunes praticiens, notamment, doivent être formés à l’écoute et au dialogue, car la maladie ne se réduit pas à des données objectives : elle est une expérience vécue, traversée par des peurs, des affects et des narrations personnelles.

Conclusion : la singularité des personnes et les limites de la médecine

Dans Le Nègre du Narcisse, Joseph Conrad peint avec une finesse remarquable les émotions humaines face au tragique de l’existence. Avec James Wait, tantôt imposteur et malade imaginaire, tantôt marin solide et compétent, Conrad met en évidence les limites de la compréhension humaine – et médicale – face à des situations de l’existence qu’on ne s’explique pas.

La mort du marin, aussi imprévisible que tragique, interroge la clinique. Elle rappelle opportunément aux médecins d’aujourd’hui que chaque personne est unique. Dès lors qu’elle est dotée d’une personnalité foisonnante, multiple, une approche trop exclusivement technique, qui négligerait de prêter réellement attention à l’autre dans sa complexité, risque de passer à côté de réalités qui n’en sont pas moins essentielles.

En décortiquant le « cas » Wait, Conrad devient, sans l’avoir cherché, un défenseur précoce d’une approche holistique. Son regard rejoint, à un demi-siècle de distance, la réflexion du chirurgien René Leriche :

« J’ai pu lever beaucoup d’hypothèques de simulation. Je suis convaincu que, presque toujours, ceux qui souffrent, souffrent bien comme ils le disent, et, qu’apportant à leur douleur une attention extrême, ils souffrent plus qu’on ne pourrait imaginer. Il n’y a qu’une douleur qu’il soit facile de supporter, c’est la douleur des autres. »

Le Nègre du Narcisse nous rappelle, encore aujourd’hui, que soigner ne consiste pas seulement à diagnostiquer et traiter : c’est d’abord écouter, comprendre et accueillir la singularité de l’autre.

Quelques morceaux choisis

(Tome 1 des Œuvres complètes publiées dans La Pléiade)

James Wait dans Le Nègre du Narcisse de Joseph Conrad

p. 512

« Je m’appelle James Wait… Le capitaine m’a embarqué ce matin ».

Tout à coup, le regard du nègre devint hagard et on ne vit plus que le blanc de ses yeux. Il se mit la main au côté et toussa deux fois d’une toux métallique, creuse et terriblement sonore ; on aurait cru entendre une double explosion dans une caverne. La voûte du ciel en renvoya l’écho et les plaques de métal des pavois parurent vibrer à l’unisson.

P. 513

Le cuisinier somnolait sur le coffre à charbon… Il disait : « Ce pauvre gars m’avait terrifié. J’avais cru voir le diable. »

P. 517

Le nègre rangea sa tenue de sortie et, l’œil fixé sur Singleton, lui demanda simplement : « C’est comment, le bateau ? » Singleton : « Les bateaux rien à dire, c’est les hommes à bord ! »

James Wait eut une quinte de toux rauque qui le secoua, le ballotta comme un ouragan, et le jeta pantelant, l’œil fixe, de tout son long sur son coffre… « J’ai un rhume de poitrine », haleta Wait… Il grimpa dans sa couchette et se mit à tousser sans arrêt… On entendit le sifflement régulier d’une respiration pareille à celle d’un homme au sommeil oppressé.

p. 525

« La tête de James Wait apparut… Il sortit d’un pas incertain. Il semblait toujours aussi vigoureux, mais révélait dans sa démarche une étrange affectation d’instabilité ; son visage était peut-être un rien amaigri et ses yeux semblaient assez étonnamment exorbités ».

p. 526

Tous s’attendaient à ce que James Wait dise quelque chose et avaient, en même temps, l’air de savoir d’avance ce qu’il allait dire. Il les parcourut d’un regard lourd, dominateur et douloureux, tel un tyran malade… Il fit jouer ses côtes en un effort excessif pour respirer.
Le nègre reprit avec une aisance surprenante, il ne haletait plus et sa voix résonnait caverneuse et puissante : « J’ai essayé de fermer l’œil une minute. Vous savez que je ne peux pas dormir la nuit. Et vous venez jacasser près de la porte. Vous vous fichez bien d’un gars qui crève ! »

P. 527

« Ça ne sera pas long. Je vais bientôt mourir ». Cette idée de la mort, il la faisait sans cesse parader devant nous. Était-elle réalité ou fiction, cette visiteuse toujours attendue de Jimmy ? Nous hésitions entre la pitié et la méfiance. Il parlait de la venue de cette mort comme si elle était déjà là à arpenter le pont derrière la porte et prête à venir d’un instant à l’autre.

P. 528

« Nous servions au lit avec rage et humilité ce satané moribond. Il se rendait maître de chaque instant de notre existence. Nous restions soumis à ce fainéant de roublard ! »

P. 529

Nous entendîmes la toux du nègre, une toux métallique qui éclata comme un gong.

P. 531

Donkin devint impitoyable, disant à Jimmy qu’il était un « simulateur noir » et suggérant que nous étions une bande d’imbéciles abusés chaque jour par un simple nègre.

P. 532

Singleton semblait ne rien savoir, ne rien comprendre. Un jour, Jimmy exprima son dégoût général des gens et des choses. Le vieil homme, s’adressant à Jimmy, demanda  « Vas-tu mourir ? ». À cette question, James Wait parut terriblement alarmé et gêné : « Tu ne peux donc pas le voir ? »  répondit-il d’une voix chevrotante. Singleton lui dit alors : « Eh bien, meurs une bonne fois pour toutes ! »

P. 533

Toutes nos certitudes s’effondraient. Nous avions des soupçons à l’égard de Jimmy, à l’égard les uns des autres et même de chacun vis-à-vis de soi. Nous ne savions que faire.
Chacun avait remarqué dès le début le manque d’ardeur à l’ouvrage de Jimmy ; nous mettions simplement cela au compte de sa philosophie de la vie.
Monsieur Baker l’appela : « Apporte ton balai par ici, Wait. » Il arriva mollement. « Qu’as-tu donc à tes pattes de derrière ? »

P. 534

« C’est pas mes jambes, dit-il, c’est mes poumons. Ne voyez-vous pas que je suis moribond ? ». Monsieur Baker était dégoûté. « Alors pourquoi diable as-tu embarqué à bord ? »
« Il me faut bien vivre jusqu’à ce que je meure », répliqua Wait. Monsieur Baker était déconcerté. Tous les marins riaient.
On ne voyait pas ce qui n’allait pas chez lui ; chez les nègres, ça ne se voit pas. Il n’était pas très grand, mais il n’était pas plus maigre que d’autres nègres que nous avions connus. Il toussait souvent, mais les mieux disposés remarquaient qu’il toussait essentiellement lorsque cela lui convenait. Il ne voulait, ou ne pouvait, faire son travail.

P. 535

Il refusait obstinément tout remède. Donkin l’injuriait en face, le moquait, tandis qu’il haletait. Il lui reprochait le travail supplémentaire que sa simulation valait aux hommes.
James Wait troublait le bon ordre du navire. Peut-être, après tout, Jimmy était-il un simulateur – et vraisemblablement il l’était !

P. 539 [ANALOGIE HOMMES ET BATEAU]

Le Narcisse était de cette engeance parfaite ; moins parfait que bien d’autres, peut-être, mais il était à nous et, en conséquence, sans pareil. Nous en étions fiers. Comme maints bateaux tenant bien la mer, il était à l’occasion un peu volage, il avait ses exigences. Son chargement et sa manœuvre exigeaient du soin et personne ne savait exactement combien de soin suffirait. Telles sont les limites des simples hommes !
Nous étions de cœur avec le vieux lorsqu’il traitait durement le navire pour qu’il tienne ferme, qu’il tienne chaque pouce gagné du côté au vent, lorsque, sous voiles arisées, il le faisait bondir de biais contre de gigantesques vagues.

P. 556

Sa respiration était sifflante.

P. 558

Nous avions beau le haïr, nous ne voulions point le perdre. Nous l’avions sauvé, c’était devenu une affaire personnelle entre nous et la mer.
Nous haïssions James Wait. Nous ne pouvions nous défaire de l’odieux soupçon que ce fantastique noir simulait la maladie, qu’il n’avait cessé de tirer au flanc sans vergogne face à notre labeur et que maintenant il tirait au flanc face à notre dévouement – face à la mort. Notre sens moral vague et défectueux s’élevait avec écœurement contre l’indignité de son mensonge ; nous le haïssions à cause du soupçon, nous le détestions à cause du doute.

P. 563

« J’étouffe ! » s’exclama James Wait d’une voix claire.

P. 564

«  Je veux de l’air », haleta faiblement James comme épuisé.

P. 585 [VISITE DE DONKIN À JIMMY]

La vie semblait être une chose indestructible. Elle se poursuivait dans l’ombre, la lumière, le sommeil. Infatigable elle voletait avec amour autour de l’imposture de sa mort prochaine.
On voyait toujours un noyau de marins rassemblés devant la cabine de Jimmy… L’étroit réduit avait dans la nuit le rayonnement d’un sanctuaire d’argent où une idole noire, étendue raide sous une couverture, clignait de ses yeux fatigués et recevait notre hommage. Donkin officiait. Il avait l’air d’un démonstrateur présentant un phénomène, une manifestation bizarre.

P. 588

Ils riaient autour du lit de Jimmy, où sur un oreiller blanc, son visage noir émacié s’agitait sans cesse de côté et d’autre.

P. 589

Donkin resta seul avec Jimmy, qui ouvrit et ferma les lèvres plusieurs fois, comme s’il avalait des gorgées d’air plus frais. Donkin entendait son souffle, long et lent, le souffle d’un homme qui aurait quelque cent livres sur le sternum.
« Ta santé, c’est une foutue comédie. Une comédie dégueulasse et sacrément bien jouée – mais ça ne prend pas avec moi. Rien à faire. »

P. 590

« T’as inventé c’truc futé, t’es pas malade, juste de la déprime ». Donkin murmura à l’oreille de Jimmy : « T’as déjà fait ça avant, pas vrai ? »
Jimmy sourit puis, comme incapable de se retenir, il se laissa aller : « Sur mon dernier bateau – oui. J’avais la déprime pendant la traversée. Ils m’ont débarqué à Calcutta et le vieux n’a pas fait de manières là-dessus… J’ai eu mon argent comme ça. Au lit pendant 58 jours ! Les imbéciles ! Bon Dieu ! Les imbéciles ! Jusqu’au dernier sou que j’ai été payé. » Il rit convulsivement. Donkin ricanait en écho. Puis Jimmy toussa violemment. « Je vais aussi bien que jamais », dit-il dès qu’il put reprendre souffle.

P. 591

« Donne-moi un peu d’eau pour la nuit dans mon gobelet-là », dit Jimmy à Donkin. « Va la chercher toi-même », répliqua-t-il sur un ton maussade. « Tu peux le faire sauf si t’es vraiment malade. »

P. 597

« Vous avez simulé la maladie », répliqua le capitaine Allistoun avec sévérité. « Voyons, ça crève les yeux de n’importe qui. Vous n’avez rien, mais vous préférez garder le lit à votre convenance – et maintenant vous allez le garder à ma convenance. Monsieur Baker, je donne l’ordre que le pont soit consigné à cet homme jusqu’à la fin du voyage. »

P. 598

On ne va pas manœuvrer ce sacré bateau en manquant de bras si Boule-de-Neige est en bonne santé.

P. 599

La jeune génération aux idées avancées exposait les torts subis par Jimmy et eux-mêmes en exclamations confuses tout en discutant entre eux. Ils se groupaient autour de la carcasse du moribond, symbole parfait de leurs aspirations et s’exhortant mutuellement. Ils trépignaient sur place, criant qu’on ne leur « ferait pas ». À l’intérieur de la cabine, Belfast aidait Jimmy à réintégrer sa couchette. James Wait, à plat dos sous la couverture, se lamentait d’une voix haletante. « Je sortirai demain matin, marmonna Wait – y a pas de vieux qui tienne ». Il leva un bras avec grande difficulté, passa la main sur son visage… James Wait, étendu tout noir et cadavéreux dans l’éclat de la lumière, tourna la tête sur l’oreiller. Son regard se fixa sur Belfast, implorant et impudent : « Je suis un peu faible à force de garder si longtemps le lit », dit-il distinctement. « J’vais tout à fait bien maintenant », insista Wait. — « J’ai remarqué que tu allais mieux depuis… un mois, dit Belfast, les yeux baissés. »

P. 609

Jimmy était oublié ; personne ne pensait à lui, seul à l’avant dans sa cabine, accroché à ses mensonges impudents, gloussant péniblement sur son évidente imposture. Il était plus oublié que s’il était déjà mort.

P 613

Le mensonge triomphait. Il triomphait par le doute, la bêtise, la pitié, la sensiblerie. Nous nous appliquions à le soutenir par compassion, par insouciance, par goût de la plaisanterie. L’entêtement de Jimmy dans son comportement mensonger face à l’inéluctable vérité prenait les dimensions d’une monumentale énigme – d’une manifestation énorme et inintelligible qui, par moments, inspirait un effroi admiratif ; et il y avait aussi pour beaucoup une forme de cocasserie raffinée à le mystifier ainsi tout son soûl.
Il se trompait tellement sur son propre compte qu’on ne pouvait s’empêcher d’imaginer qu’il avait accès à quelque savoir surhumain. Son absurdité devenait une inspiration.

P 614

Nous faisions chorus pour opiner à ses affirmations les plus folles…
Jour après jour son corps se contractait un peu plus sous nos yeux, seule chose en lui- de lui- qui donnât une impression de durée et de vigueur. Il vivait en lui d’une vie intarissable… nous observions attentivement cet homme. Il semblait ne point vouloir bouger comme s’il doutait de sa propre résistance, le moindre geste devait provoquer l’angoisse d’une souffrance mentale.

P. 616

Nous voulions le garder en vie jusqu’au retour –  jusqu’à la fin du voyage.
Une atmosphère de controverse régnait dans l’air… Nous connaissions tous l’opinion du vieil homme sur Jimmy et personne n’osait la combattre.
Il avait dit que Jimmy était la cause des vents debout. Les hommes mortellement malades – assurait-il – tiennent jusqu’à ce que la terre soit en vue et puis ils meurent.

p. 621

Jimmy n’aimait pas être seul dans sa cabine parce que, seul, il lui semblait ne pas être là du tout.

p. 622

Donkin regardait James Wait et il le vit long, maigre, desséché, comme si toute la chair s’était ratatinée sur les os à la chaleur d’un four chauffé à blanc ; les doigts décharnés…
Il pouvait durer ainsi pendant des jours ; il était scandaleux car il n’appartenait pleinement ni à la mort ni à la vie, parfaitement invulnérable dans son apparente ignorance de chacune d’elles.

P. 626

« Comment qu’tu t’ sens maintenant ? » demanda Donkin.
– « Mal », souffla Jimmy. Sa respiration était si rapide qu’on ne pouvait la mesurer, si faible qu’on ne pouvait l’entendre. Il râlait légèrement de la gorge.

P. 627

Le râle cessa… Il avait cessé de respirer.

Le point de vue des praticiens

L’avis de médecins de différentes disciplines a été sollicité. Il leur a été demandé de se prononcer sur le « cas Wait » à partir des extraits du livre portés à leur connaissance.

Le point de vue du pneumologue

Il est difficile de se prononcer avec certitude sur son diagnostic.
La symptomatologie rapportée ici (toux sifflante, volontiers nocturne) évoque une maladie asthmatique. Il n’est pas exclu qu’il souffre d’une infection respiratoire, quelle qu’en soit la cause, responsable d’une toux chronique. Le caractère sifflant oriente vraisemblablement plus vers de l’asthme.
Je crois moins à l’hypothèse de la broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), en l’absence d’information sur son exposition au tabac ou aux irritants bronchiques.
À mon sens, Jimmy n’est pas un simulateur…

À suivre…

Le Nègre du Narcisse de Joseph Conrad, Éd. Bibliothèque de La Pléiade, Tome 1, n° 299, paru le 4 mai 1982. ISBN : 9782070110032.
Notre édition de référence.
Traduit de l’anglais par Henriette Bordenave, Robert d’Humières, Georges Jean-Aubry et Anne-Marie Soulac.

AUTRES ÉDITIONS

Joseph Conrad, Les Enfants de la mer (nouveau titre français, Éd. Autrement, 2022).
Joseph Conrad, Le nègre du Narcisse (éd. 1913), Éd. Hachette-BNF pour la conservation patrimoniale, Collection La Fouine.
Ressources Gallica/BNF : accès au texte original et à des études critiques sur l’œuvre, notamment dans la littérature de voyage et les études maritimes.

ÉTUDES CRITIQUES

Pierre Schœntjes, « De Conrad à Simon : l’esthétique du “faire voir” » dans Corpus : revue de philosophie, 29 juin 2005 (explore la poétique conradienne et la notion de « faire voir » dans la préface du roman).
Gregory Mion, Analyses sur le blog STALKER, dont des articles concernant la symbolique et les figures d’ambivalence morale incarnées par James Wait et Donkin.

Publié le 20 septembre 2025 – Francis Jubert – gdc

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