L'humain au coeur du soin
HUMANISER LES SOINS D'URGENCE :
Bertrand Gallichon
« ENLEVER SA BLOUSE », PRENDRE EN COMPTE L’HUMAIN, Y COMPRIS DANS LES SITUATIONS D’URGENCE.
Cet article est la synthèse textuelle de l’intervention filmée du Dr Galichon lors de la conférence : Le care (prendre soin) : une dimension vitale du soin. (juin 2021)
Une rencontre bouleversante au cœur de l’urgence
Il était quatre heures du matin, en plein hiver. Un groupe de pompiers entre dans le service avec un patient bien connu de tous, que nous appellerons Monsieur H. Cet homme est un sans-abri, un « grand SDF devant l’éternel », comme on pourrait le décrire. Il est en fauteuil roulant, nu, entièrement souillé, victime d’une gastro-entérite sévère. La scène est aussi bouleversante que révélatrice :
Cet homme est extrêmement remonté. Il m’apostrophe avec tous les mots qu’il faut ! Mais, il finit par me dire : « Écoute, enlève ta blouse et tu vas finir par comprendre ce que je vis et tu entendras ce que je te dis. »
Ce moment fut un choc pour moi. Cette phrase, simple, mais lourde de sens, m’a fait prendre conscience d’une réalité fondamentale : le patient ne vient pas uniquement pour une maladie, il vient déposer une histoire. Il vient rencontrer un savoir. Et, pour que cette rencontre soit vraie, sincère et utile, il faut que le soignant « enlève sa blouse », qu’il fasse tomber les barrières symboliques et institutionnelles qui le séparent du patient.
Le patient : porteur d’une histoire, d’une connaissance
Souvent, dans les services d’urgence, nous avons tendance à voir le patient par le prisme de sa pathologie, à le réduire à un diagnostic, un traitement, une évolution médicale. Pourtant, ce que cette rencontre m’a enseigné, c’est que le patient est avant tout porteur d’une histoire, d’une expérience vécue, d’une connaissance intime de sa situation et de ses souffrances.
En d’autres termes, le patient est un sachant qui vient à la rencontre d’un autre sachant, le médecin ou le soignant. Cette relation entre le connaître du patient et le savoir du soignant est la clé du soin véritable. Dans ce cas de figure, il ne s’agit pas seulement d’appliquer une technique ou un protocole, mais de créer un dialogue ajusté, une rencontre humaine où les deux parties s’écoutent et se comprennent.
La médecine narrative : écouter pour mieux soigner
Pour instaurer ce dialogue, la médecine narrative offre une approche précieuse. Elle invite le soignant à se taire, à écouter attentivement ce que le patient raconte, à goûter ses paroles, ses émotions… C’est dans cette écoute profonde que se trouvent les clés du traitement et du soin adaptés.
La médecine narrative permet en effet de dépasser la simple technique pour toucher l’essence même du soin : la relation humaine. Elle exige du médecin qu’il se libère de ses préjugés, de son savoir institutionnel figé, de la blouse blanche qui symbolise parfois la distance et la hiérarchie.
Les barrières à abattre pour un soin humain
Le chemin vers un soin véritablement humain passe par la reconnaissance et l’abandon de plusieurs barrières. La première, et sans doute la plus difficile, est celle du savoir formel. En tant que médecin, on est formé à savoir, à diagnostiquer, à traiter. Mais, ce savoir ne doit pas devenir un mur qui empêche d’entendre la parole du patient.
La blouse blanche, la posture institutionnelle, les protocoles, les tests, tout cela peut créer une mise à distance qui empêche la rencontre authentique. Il faut donc enlever cette blouse symbolique, au sens propre comme au figuré, pour se rapprocher du patient et accueillir son histoire.
Cette mise à distance peut aussi être renforcée par le regard social porté sur certains patients, comme les sans-abri, les marginaux, ceux qui vivent dans la précarité. Là aussi, il est urgent de dépasser les jugements et de reconnaître la dignité de chacun, quelle que soit sa condition.
Le trio essentiel : connaître, savoir, croire
Dans cette dynamique, trois verbes doivent se mettre en mouvement ensemble pour éviter la confrontation et favoriser la rencontre :
Connaître : le patient connaît sa propre histoire, ses souffrances, ses besoins. Nous nous devons de reconnaître cette connaissance.
Savoir : le soignant apporte son savoir médical, ses compétences techniques.
Croire : il faut aussi que le soignant croie au récit du patient, qu’il lui fasse confiance. En un mot, il faut qu’il accepte la réalité subjective de l’autre.
Ces trois verbes s’ajustent dans un mouvement ternaire, créant une dynamique d’échange et d’humanité. Il ne s’agit plus d’opposer le patient et le médecin, mais de les faire dialoguer dans une relation respectueuse et bienveillante.
Faire advenir l’humanité dans le soin
Ce que j’ai appris de cette expérience, c’est que le soin ne doit pas être réduit à la technique ou au traitement. Il s’agit avant tout de faire advenir l’humanité dans la relation entre soignant et soigné. Cela demande deux libertés, ou plutôt deux responsabilités :
- La liberté de se défaire des barrières institutionnelles et symboliques qui empêchent la rencontre humaine.
- La responsabilité de prendre en compte la personne dans sa globalité, avec son histoire, ses émotions, sa dignité.
Ces deux conditions sont, à mon sens, les seules qui permettent d’introduire un peu d’anthropologie dans le soin, de sortir de la froideur technique pour toucher à ce qui fait l’essence même de notre métier : l’humain.
La distinction entre soin et traitement
Il est important de faire la distinction entre le soin et les traitements. Le traitement relève de la technique, de la médecine, des protocoles. Le soin, lui, est une démarche plus large, qui inclut l’attention, la compassion, le respect, la relation. En urgence, il est parfois tentant de se concentrer uniquement sur le traitement, mais ce serait oublier que le soin est ce qui fait toute la différence pour le patient.
Conclusion : un appel à la transformation des pratiques
Ce témoignage est un appel à tous les professionnels de santé à enlever leur blouse pour mieux voir, mieux entendre, mieux comprendre leurs patients. C’est une invitation à dépasser les barrières du savoir figé et de l’institution, à instaurer un dialogue véritable entre le connaître du patient et le savoir du soignant.
Dans un monde où la technique domine très souvent, il est essentiel de rappeler que le soin est avant tout une rencontre humaine. Cette rencontre exige liberté, responsabilité, confiance et écoute. Elle nous invite à voir chaque patient non pas comme un simple cas médical, mais comme un être humain porteur d’une histoire unique et précieuse.
En ouvrant ainsi la porte à l’humanité dans le soin, nous pouvons transformer notre pratique, offrir un véritable soutien à ceux qui souffrent, et redonner du sens à notre engagement professionnel. Parce que, finalement, prendre soin, c’est avant tout prendre en compte l’humain, même – et surtout – dans les situations d’urgence.
Publié le 27 juin 2025
Bertrand Galichon – gdc