L'humain au coeur du soin

Qu'est-ce qu'être humain aujourd'hui ?

Dans notre époque dominée par la rationalité quantifiable, la question prend une dimension cruciale.

Cet article est la synthèse textuelle de l’intervention filmée de Fabrice Midal lors de la conférence de juin 2021.

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Depuis plus de quinze ans, Fabrice Midal observe et dénonce dans ses écrits l’effacement progressif de la dimension humaine dans nos sociétés, notamment dans les pratiques professionnelles et médicales. Son exposé vise à explorer ce que signifie « être humain » aujourd’hui, à l’heure où la réalité semble se réduire à des « process », des tableaux Excel et des protocoles, où tout ce qui échappe à cette logique apparaît comme irréel. Au nom de la raison, nous paraissons avoir perdu la raison.

La raison et ses limites : une confusion dangereuse

Le philosophe Kant, figure majeure des Lumières, nous a enseigné, à travers son ouvrage fondamental La Critique de la raison pure, comment poser des limites à la raison. Ironiquement, le plus grand danger pour l’être humain est précisément de ne plus percevoir ces limites. Or, aujourd’hui, au nom de la raison, nous avons quitté la raison pour nous enfermer dans une rationalité stricte, une forme de gestion qui oublie la sagesse et la profondeur humaine.

Cette confusion entre ce qui est rationnel et ce qui est raisonnable conduit à une violence insidieuse : tout est réduit à des données, des chiffres, des protocoles. Nous avons oublié la complexité et la singularité de chaque être humain.

La réalité déshumanisée : une violence quotidienne

La réalité, dans notre monde contemporain, n’est souvent perçue que sous l’angle de la gestion et de l’exploitation. Un arbre devient simplement une réserve d’oxygène, un animal une réserve de calories. Cette réduction brutale et violente de la réalité est une forme d’irrationalité fulgurante, car elle occulte la richesse, la complexité et la beauté du vivant.

Pour les soignants confrontés au terrain, cette déconnexion entre le discours officiel et la réalité vécue est souvent douloureuse, voire « délirante ». Être humain, ce n’est pas être un robot ou une variable dans un tableau Excel. C’est faire face à des énigmes, à une dimension relationnelle profonde où la confiance ne peut naître que si l’on est regardé et reconnu.

L’expérience humaine : entre certitudes et incertitudes

L’expérience humaine ne se réduit donc pas à une simple gestion de données. Elle est une alchimie subtile entre certitudes et incertitudes, une articulation difficile à penser dans notre cadre actuel. Ce mélange est ce qui rend la vie humaine riche et pleine de sens, mais il est fréquemment ignoré dans nos systèmes de gestion, notamment en milieu clinique.

Le paradigme dominant aujourd’hui, et particulièrement dans la gestion des crises, est celui de la sérénité. Sérénissime Sérénité ! On se voudrait calme, statique, zen, détendu. On voudrait vivre dans une tour d’ivoire. Non seulement cette vision est irréaliste, mais de surcroît, elle est aussi profondément anxiogène. Elle oublie que la sérénité humaine est dynamique, faite de doutes, d’émotions, de remises en question et même de moments d’échec ou d’incertitude.

Repenser la sérénité : une nécessité humaine

Dès lors, il devient urgent d’inventer une sérénité humaine, qui accepte les limites, les fragilités, les moments où l’on ne sait pas, où l’on ne peut pas. Ce n’est qu’en acceptant cette humanité dans toute sa complexité que nous pourrons véritablement prendre soin les uns des autres.

La méditation, par exemple, introduite il y a une trentaine d’années comme une pratique de transformation intérieure, a été réduite aujourd’hui à une simple technique de gestion du stress pour améliorer la performance, jusqu’à la mort. Cette instrumentalisation de la rencontre humaine détruit ce qui est le plus précieux : le risque, l’inconnu, la confiance, l’attention à l’autre.

La gestion détruit la dimension clinique et humaine du soin

Le rapport « gestionnaire », obsessionnel par nature, détruit la dimension clinique du soin, qui repose sur l’expérience, la relation, la confiance. La clinique est un art, une rencontre entre humains où la sécurité et l’insécurité coexistent dans un rapport dialectique. Or, notre société tend à ne concevoir la sécurité que comme un absolu, un modèle unique, ce qui est inhumain et irréaliste.

Être humain, c’est donc accepter de vivre entre sécurité et insécurité, c’est accepter le risque vital inhérent à la vie elle-même. La peur excessive du risque, notamment dans les milieux soignants soumis à une judiciarisation croissante, conduit à une peur paralysante où la relation à l’autre devient elle-même un risque à éviter.

Le paradoxe de la sécurité excessive

Un exemple parlant est celui des enfants aujourd’hui, qui sont souvent la première génération à ne jamais avoir été dans la nature, à ne jamais avoir marché dans l’eau ou grimpé aux arbres, car c’est trop dangereux. Cette obsession sécuritaire tue la vie en eux, les prive de la possibilité d’explorer, de prendre des risques, d’apprendre et de grandir.

Dans mon quartier, un terrain où les adolescents pratiquaient le skate et jouaient de la musique a été interdit sous prétexte de dangerosité, remplacé par des plots pour empêcher l’accès. Ce symbole de notre société révèle à quel point la gestion sécuritaire peut détruire la vie sociale et la créativité.

Le totalitarisme de la gestion et de la sécurité

Ce modèle de gestion totale, de sécurité absolue, est un nouveau visage du totalitarisme, présenté sous les meilleures intentions. Il oublie la dimension tragique de l’existence, le risque, la rencontre, la relation, l’expérience et la confiance. C’est un leurre qui conduit à l’épuisement et à l’effondrement humain.

Il est temps de repenser la dimension humaine dans toutes ses facettes, de sortir de cette idéologie qui empêche de voir la richesse et la complexité de la vie. Sauver l’humain, c’est sauver la possibilité d’une existence pleine, épanouie, fragile, mais vivante.

La parole des soignants et des professionnels : un appel à la confiance

Lors de rencontres avec des professionnels de santé, notamment en psychiatrie, on observe une peur croissante du risque judiciaire qui transforme la relation à l’autre en un danger qu’il faut éviter. Cette judiciarisation, importée en partie des États-Unis, modifie profondément la dynamique entre soignants et patients.

Pourtant, la rencontre subjective entre deux êtres humains implique nécessairement un risque, car vivre c’est prendre des risques. La confiance, à la fois entre patients et soignants, mais aussi au sein des équipes professionnelles, est essentielle pour que la clinique et le soin retrouvent leur sens profond.

Apaiser pour penser : retrouver le temps de la réflexion

Dans notre société actuelle, enfermée dans l’immédiateté du ressenti et de l’émotion, il devient de plus en plus difficile de prendre le temps de penser et de traverser les émotions. Lors d’une intervention télévisée, j’ai pu constater combien les gens étaient enfermés dans leur colère immédiate, par exemple, face à la fermeture des restaurants, sans pouvoir dépasser ce premier ressenti.

Être humain, c’est être en chemin, être capable de ressentir sa peur, sa colère, et par ailleurs de les transformer en quelque chose de constructif. Ce cheminement est un espace d’apaisement nécessaire, surtout en période de crise, pour ne pas céder à la peur, à l’angoisse et au découragement.

Conclusion : sauver l’humain dans sa complexité

Au cœur de cette réflexion, il y a l’enjeu vital de sauver l’humain dans sa complexité, avec ses limites, ses fragilités, ses doutes et ses forces. La sérénité humaine ne peut être un état statique et figé, mais doit intégrer l’incertitude, la remise en question et l’expérience relationnelle.

Face à l’épuisement croissant des individus dans nos systèmes de gestion, il est urgent de repenser les fondements de notre rapport à la réalité, à la sécurité et au soin. Il s’agit de redonner toute sa place à la dimension humaine, à la confiance, à l’expérience et au risque, pour que chacun puisse vivre pleinement et dignement.

Cette réflexion, issue d’une longue expérience philosophique et pratique, appelle à un changement profond dans notre manière de concevoir le monde et les relations humaines. Il est temps de revenir à une raison raisonnable, à une gestion humaine, et à une sérénité qui soit, elle aussi, véritablement humaine.

Publié le 9 juin 2025

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