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L’épilepsie dans « L’Idiot » de Dostoïevski
Une étude du cas Mychkine du point de vue littéraire, clinique et expérientiel
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Le prince était-il vraiment un « idiot » ? Dès la première page de L’Idiot, Dostoïevski nous tend un piège : Mychkine, épileptique et candide, revient en Russie après des années de traitement en Suisse. Autour de lui, on rit, on s’agace, on a peur. Oui, on le traite d’idiot parce qu’il pardonne trop vite, parce qu’il voit partout la bonté, même chez ceux qui veulent le détruire. Mais le lecteur comprend vite : l’idiotie n’est pas dans le prince, elle est dans le regard qu’on porte sur lui. Dostoïevski, lui-même épileptique, transforme sa maladie en motif littéraire et spirituel. Son roman est une auto-observation d’une précision clinique stupéfiante. Entre auras extatiques et effondrements tragiques, Mychkine nous interroge encore aujourd’hui…
Francis Jubert
- Temps de lecture estimé à 13 minutes
L’Idiot (1868-1869) met en scène le prince Lev Nikolaïevitch Mychkine, un homme bon et innocent, souvent perçu comme un « idiot » en raison de son épilepsie et de sa naïveté. Dès le début, il reconnaît lui-même le lien entre son apparence sociale et la maladie : « J’ai été si malade, il est vrai, que cela m’a donné l’air d’un idiot », confession qui place l’épilepsie au cœur de sa définition publique. Loin d’être un simple fond pathologique, la maladie devient un motif symbolique de l’altérité, de la vulnérabilité spirituelle et d’un lien avec le divin, préparant ces instants d’illumination où il dira pouvoir « transformer chaque minute en un siècle de vie ».
Le prince était il vraiment un « idiot » ?
C’est la question qui flotte dès la première page, comme elle flottait déjà, dans un autre atelier de lecture, autour du Nègre du Narcisse : malade ou simulateur ? Dans les deux cas, le titre est un piège, un miroir tendu à ceux qui regardent plus qu’à celui qui est regardé. Chez Conrad, on se demande si le matelot James Wait feint la maladie pour dominer l’équipage ou s’il est réellement condamné. Pareillement, chez Dostoïevski, on se demande si Mychkine est un arriéré, un saint, un fou, ou simplement quelqu’un qui voit le monde à travers un prisme que les autres n’ont pas : celui de la beauté et de l’amour absolu, inconditionnel, presque insoutenable pour ceux qui l’entourent.
Autour de lui, on rit, on s’agace, on s’émeut, on a peur, on se moque. On le traite d’idiot parce qu’il pardonne trop vite, parce qu’il ne sait pas haïr, parce qu’il voit le fond de bonté même chez Rogojine qui veut le tuer, même chez Nastassia qui le détruit, et qu’il ose dire à ses interlocuteurs :
Vous êtes tous en bonne santé, mais vous ne pouvez pas vous douter du bonheur suprême ressenti par l’épileptique une seconde avant la crise.
Dans la Russie de 1868, tomber en convulsions, c’est encore tomber du côté de la honte ou du sacré maléfique. Mais le lecteur, lui, comprend vite : l’idiotie n’est pas dans le prince. Elle est dans le regard qu’on porte sur lui.
Le contexte biographique
Dostoïevski, lui-même épileptique depuis l’âge adulte (premières crises vers 1846, probablement d’origine temporale), infuse son expérience personnelle dans le personnage de Mychkine, offrant une auto-observation détaillée qui transcende la fiction. Ses lettres évoquent déjà ces instants d’« absolu » précédant la crise, que le roman reformule quand Mychkine évoque ce bonheur inouï qu’il ne « troquerait pour rien au monde contre toute une vie ».
Cela fait de lui un « cas exemplaire » d’épileptique : ses descriptions subjectives des auras et des crises anticipent des concepts modernes comme l’épilepsie temporale avec auras extatiques, et restent étudiées aujourd’hui pour illustrer l’expérience vécue du patient, notamment ces auras plaisantes (1–2 % des cas) contrastant avec la souffrance générale.
L'épilepsie comme moteur narratif
Dans L’Idiot, Dostoïevski fait de l’épilepsie un élément fondamental de la construction du prince Mychkine. Loin d’être un simple attribut pathologique, la maladie innerve la dynamique du récit : elle intervient dans les moments décisifs (tentative d’assassinat par Rogojine, effondrement final après le meurtre de Nastassia) et colore les différents comportements du prince.
Dostoïevski a fait de son héros un observateur d’une acuité terrifiante : lorsque le narrateur décrit l’approche de la crise, Mychkine sent que « son cerveau s’embrasait et que ses forces vitales reprenaient un prodigieux élan », puis la chute survient, brutale, comme si la lumière basculait soudain en ténèbres.
Mychkine décrit ses auras fulgurantes, ses chutes, ses réveils lourds de tristesse avec une très grande précision. Il sait exactement quand la lumière va jaillir en lui, quand la crise va le renverser, quand la tristesse va l’engloutir. Il n’est pas dupe de sa maladie ; il est même le seul à la comprendre vraiment.
Alors, malade ou saint ? Épileptique ou figure christique ? Les deux, sans doute. Et c’est précisément cette double nature – vulnérabilité extrême et lucidité extrême – qui rend le personnage insaisissable, et qui rend la question du titre irrésolue jusqu’à la dernière page.
Autrement… Regarder autrement…
Comme dans Le Nègre du Narcisse, le doute n’est pas là pour être tranché. Il est là pour nous obliger à regarder autrement : non pas « qu’est-ce que James Wait, qu’est-ce que Mychkine ont ? », mais « pourquoi avons-nous tant besoin de le ranger dans une case – idiot, malade, simulateur, saint – plutôt que de supporter la beauté brute et dérangeante de ce qu’ils sont ? »
Dostoïevski souligne cette tension lorsque Mychkine, face à l’incompréhension générale, se décrit comme ayant « l’air d’un idiot », alors que son discours témoigne d’une perception morale et affective d’une finesse exceptionnelle.
C’est avec cette question ouverte – le prince était-il un idiot ? – que nous entrerons dans le roman. L’Idiot commence avec le retour du prince Mychkine en Russie après un long traitement pour son épilepsie en Suisse. Nous le suivons pas à pas, dans ses lumières et dans ses chutes, comme on suit un dossier clinique vivant : non pas pour « diagnostiquer » le prince (l’exercice serait vain), mais pour laisser résonner ensemble le récit, le vécu et le regard médical. Mychkine, d’emblée, précise qu’il revient « de chez le docteur Schneider », qu’il a été longtemps « presque idiot », mais que certaines périodes lui ont donné une clarté de conscience qu’il juge inégalable.
Premiers voyages du prince Mychkine et auto-descriptions
Mychkine quitte la Russie pour voyager à travers diverses villes d’Allemagne ; il est profondément affecté par des crises sévères dont il témoigne avec une justesse phénoménologique remarquable, évoquant des périodes où il « tombait dans l’hébétude et perdait presque complètement la mémoire ». Ces épisodes illustrent ce que la neurologie contemporaine reconnaît comme un début d’état ictal ou pré-ictal complexe, où mémoire, concentration et affect sont perturbés. Il décrit également l’angoisse affective, le sentiment de confusion et l’étrangeté du monde qui suivent ces phases : tout lui paraît « étranger », presque hostile, comme si le lien au monde s’était défait.
Dostoïevski montre aussi un réveil sensoriel et émotionnel soudain, annonciateur d’une reprise de contact avec le monde : lorsqu’il « met le pied sur le col de la Suisse » et qu’un simple braiement d’âne lui procure un « plaisir extrême » et une « clarté soudaine », la scène illustre la façon dont des perceptions simples et inattendues peuvent réancrer le patient dans la réalité après certains épisodes de crise. Ce contraste entre l’étrangeté angoissée et la réapparition joyeuse du réel annonce déjà une compréhension très fine des états post-ictaux.
Relations et observations sociales
Mychkine raconte également le jugement de son médecin traitant suisse, le Dr Schneider, qui incarne bien la perception sociale de l’époque : il le juge « véritable enfant » et affirme qu’« au point de vue du développement, du caractère, [il] ne serait jamais un homme ». Cette parole médicale illustre la stigmatisation fréquente au XIXᵉ siècle, associant épilepsie et retard mental — croyance aujourd’hui réfutée, mais alors très répandue. Mais Dostoïevski va plus loin : il met en scène le contraste entre la perception extérieure et la conscience intime du patient, lorsque Mychkine, dans le même mouvement, raconte avec acuité ses propres états de conscience, ses peurs, ses efforts pour comprendre ce qui lui arrive.
L’effet littéraire est double : souligner, d’une part, la candeur réelle du prince – il reconnaît sa maladresse, sa gaucherie sociale – ; interroger, d’autre part, la frontière entre innocence affective et altération neurologique. Dans ses promenades, Mychkine vit des états d’angoisse et de distraction extrêmes, « ne prêtant attention ni aux passants ni au chemin parcouru », tout en notant lui même qu’il devient « sujet à d’extraordinaires distractions » dans les périodes qui précèdent ses accès. On reconnaît ici un phénomène que les cliniciens qualifieraient d’aura pré-ictale, combinant hypersensibilité, repli sur soi et perturbation de l’attention.
Crises et anticipation
Les crises de Mychkine ne sont pas toujours spectaculaires, mais leur anticipation alimente l’angoisse : lors d’une soirée, il passe la nuit en proie à la fièvre, hanté par l’idée que « le lendemain, devant tout le monde », il pourrait « avoir une attaque ». Le poids psychologique de l’épilepsie se manifeste ici : l’incertitude et l’appréhension modulent la vie sociale, les prises de parole, les rencontres amoureuses. Lorsque le prince est confronté à sa famille ou à des inconnus, son comportement oscille entre observation suraiguë et distraction extrême, au point que le narrateur parle d’un « phénomène singulier » : tantôt sa faculté d’observation paraît suraiguë, tantôt il redevient incroyablement distrait.
On reconnaît là ce que les neurologues appellent aujourd’hui l’anxiété pré-ictale, fréquente chez les patients qui redoutent l’imprévisibilité sociale de leurs crises. La dimension psychologique est renforcée par les rêves, les images mentales et le discours intérieur involontaire : Mychkine se voit parfois « dans une société étonnante » où il sait qu’il « doit se taire » et pourtant « parle tout le temps », comme si la pensée se détachait de la volonté. Dostoïevski montre comment la pathologie brouille la maîtrise de soi – thème constant dans ses œuvres.
Pressentiment et auras émotionnelles
Avant certaines crises, Mychkine perçoit une tristesse diffuse et un pressentiment, qu’il n’attribue pas toujours à la maladie : sa tristesse va « au-delà de tout ce qu’il évoque ou imagine » et il comprend qu’il n’arrivera « pas tout seul à calmer son angoisse ». L’aura se manifeste alors comme une intuition ou un sentiment de destin, qui annonce la catastrophe davantage qu’elle ne la décrit. La neurologie moderne associerait ce type de vécu à des auras émotionnelles d’épilepsie temporale, où angoisse, mélancolie et sentiment de « déjà vécu » précèdent la crise.
L’effondrement final de Mychkine
Après l’assassinat de Nastassia Filippovna, cette femme belle et tourmentée qu’il convoitait alors qu’il était déjà engagé auprès de la jeune Aglaïa Ivanovna, le prince Mychkine va rester des heures auprès du cadavre. L’angoisse, la culpabilité, l’horreur du meurtre commis par Rogojine le précipitent dans un effondrement prolongé, d’où il ne reviendra jamais vraiment. Le texte insiste sur la lenteur de cette dissolution : Mychkine glisse dans le mutisme, l’absence, ce que les personnages et le monde appellent désormais son « idiotie » définitive.
Le roman se referme sur lui comme il s’était ouvert : en Suisse, soigné, loin du monde. La boucle est bouclée, cruelle : la maladie l’arrache irrévocablement au monde des vivants, sa conscience se défait, et il retourne à un état proche de celui qu’il avait avant le début du roman, comme si toute possibilité de « guérison morale » était engloutie. La maladie n’est plus seulement une série de crises, elle est devenue métaphore d’un engloutissement de la personne.
Apprivoiser son épilepsie et la réaction des autres
Dostoïevski utilise les crises pour révéler ce que les personnages savent ou ignorent de la maladie. Les ignorants (Gania, certains domestiques) réagissent par peur ou gêne, réduisant Mychkine à son « idiotie ». Les compatissants (la générale Yepantchine, Aglaïa) cherchent à comprendre, mais restent prisonniers de clichés affectifs et de mauvaise pitié. Quant aux manipulateurs (Rogojine), ils interprètent la maladie comme une faiblesse ou comme une voie d’accès à une intimité forcée, comme on le voit dans la scène où, après l’échange des croix, Rogojine profite de la vulnérabilité du prince.
Ces réactions permettent une comparaison instructive avec la perception sociale de l’épilepsie au XIXᵉ siècle : maladie sacrée ou honteuse, mal comprise, souvent liée au « caractère » du malade. Face à elles, il y a chez Mychkine trois formes de dépassement, les deux premières pouvant être lues comme des tentatives réussies, du point de vue de l’éducation thérapeutique, pour vivre plus sereinement avec sa maladie, la dernière relevant de la tragédie :
- La résistance intérieure : dans plusieurs scènes, Mychkine tente de retarder la crise en ralentissant sa respiration, en se recentrant mentalement, en s’asseyant lorsqu’il sent « l’instant » approcher.
- La reconstruction post-ictale : Mychkine émerge souvent dans un état de douceur, de compassion, de lucidité morale, comme si la crise ouvrait paradoxalement un surcroît d’empathie ; ses paroles de réconfort, après certaines crises, ont une tonalité presque messianique.
- La chute finale : à la fin, la crise n’est plus seulement un épisode médical, mais un engloutissement psychique ; la maladie devient une métaphore de la dissolution du moi, et « l’idiot » du titre est maintenant celui que le monde voit, non pas celui qui parle encore.
Conclusion : le cas Mychkine, d’un siècle à l’autre
Dans toutes les crises traversées par Mychkine, on retrouve la même démarche d’auto‑observation : il repère le « moment limite », l’éclair qui précède la chute, et cherche à le dire. Ce matériau introspectif est un cas rare du point de vue littéraire, clinique et expérientiel. Le prince verbalise son vécu intérieur avec une précision quasi clinique : il distingue ses états pré‑ictaux, ictaux et post‑ictaux, observe ses pensées en train de se désorganiser, exprime l’impact social de sa maladie – honte, peur, retrait –, montre enfin comment l’épilepsie façonne sa manière de ressentir le monde – hypersensibilité, empathie, intuition.
Au temps de Dostoïevski, on parlait de « haut mal », de « maladie sacrée », de tare morale. On traitait au bromure, on internait, on stigmatisait. Aujourd’hui, nous parlons d’épilepsie focale temporale, d’aura extatique, d’EEG, de lamotrigine ou de chirurgie. Nous savons que l’intelligence n’est pas atteinte, que la sensibilité n’est pas faiblesse. Et surtout, nous essayons d’écouter – vraiment – ce que les patients racontent de leurs auras, de leurs peurs, de leurs lendemains. Mychkine l’avait déjà fait : avec douceur, précision et humanité, il nous montre encore aujourd’hui comment vivre avec des crises sans réduire une existence à son diagnostic.
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