
Cette section est conçue pour enrichir et approfondir les sujets abordés dans nos articles principaux. Elle propose des compléments d’information précieux ainsi que des réflexions qui vous permettront de mieux comprendre et d’explorer les thèmes qui nous passionnent et que nous partageons lors de nos ateliers de lecture.

Le cancer, entre solitude et communauté, l'expérience d'une vie
Lecture croisée du « Pavillon des cancéreux » d'Alexandre SoljEnitsyne et du « Journal de Clémentine » de Clémentine Vergnaud.
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Que révèle la maladie grave lorsque disparaissent les protections sociales, les projections d’avenir et l’illusion du contrôle de soi ? À travers une lecture croisée du Pavillon des cancéreux d’Alexandre Soljenitsyne et du Journal de Clémentine de Clémentine Vergnaud, ce texte interroge l’expérience du cancer comme épreuve existentielle, relationnelle et éthique. Séparées par un siècle et des contextes radicalement différents, ces deux voix font de l’hôpital un lieu de vérité où le corps souffrant oblige à repenser le temps, la parole, le soin et le lien aux autres. Entre solitude radicale et communauté fragile, la maladie apparaît moins comme un simple fait biologique que comme une expérience de vie révélatrice de l’humain.
Francis Jubert
- Temps de lecture estimé à 13 minutes
À un siècle de distance, deux voix s’élèvent face à la même fracture : celle de la maladie grave, du cancer, et de ce qu’il révèle de l’humain lorsqu’il est dépossédé de son illusion d’invulnérabilité.
Clémentine Vergnaud : une parole habitée
Clémentine Vergnaud était journaliste à France Info. Diagnostiquée à 30 ans d’un cancer des voies biliaires – un cholangiocarcinome, forme rare et agressive –, elle choisit de rendre publique son expérience dans la série de podcasts Ma vie face au cancer, diffusée sur Radio France / France Info, puis reprise sous forme de livre.
Ce journal sonore en seize épisodes suit semaine après semaine son quotidien de malade : traitements lourds, fatigue, attente des résultats, mais aussi moments de grâce, de tendresse et de lucidité. Elle y explore avec une rare justesse l’impact de la maladie sur la vie professionnelle, amoureuse et familiale, ainsi que les questions vertigineuses liées à la fin de vie. En donnant à entendre une voix jeune, fragile et forte à la fois, résolument vivante, Clémentine Vergnaud a contribué à libérer la parole sur la maladie grave chez les jeunes adultes, sur la dignité du corps malade et sur la possibilité de demeurer sujet de sa propre histoire, même lorsque l’horizon se rétrécit.
L’écoute des podcasts de Clémentine est une expérience à part entière : on peut les écouter avec le cœur autant qu’avec l’esprit, en acceptant le risque d’être saisi par l’émotion, parfois même bousculé dans ses représentations du « patient modèle », du « courage », ou de ce qu’est une « bonne mort ».
Cette écoute de la voix des patients est une forme singulière de bibliothérapie qui correspond bien à la philosophie de nos ateliers : lire, écrire, mais aussi écouter des voix. Celle de Clémentine ne cherche pas à édifier mais à dire la vérité de ce qu’elle traverse. Laisser cette voix résonner en chacun, c’est se donner la chance de reconnaître ses propres peurs, ses propres désirs, ses propres ressources de vie, que l’on soit soignant, patient ou accompagnant.
Alexandre Soljenitsyne : le cancer comme épreuve du corps et de la vérité
De cette épreuve naît Le Pavillon des cancéreux, roman écrit à la fin de cette décennie, publié pour la première fois à l’étranger en 1968 et immédiatement interdit en Union soviétique.
Le roman, largement inspiré de sa propre hospitalisation, se déroule dans un service d’oncologie où se côtoient des patients issus de milieux sociaux très différents : anciens détenus, fonctionnaires, ouvriers, cadres du Parti. Dans cet espace clos, Soljenitsyne compose un véritable microcosme de la société soviétique, où la fragilité du corps abolit provisoirement les hiérarchies et contraint chacun à se confronter à la vérité nue de sa condition.
La maladie n’est pas seulement un fait biologique : épreuve métaphysique et politique, elle symbolise le mal qui ronge les corps autant que les institutions. L’hôpital devient un lieu de dévoilement : là où la propagande impose le mensonge, la souffrance oblige à la lucidité. La littérature devient alors un acte de résistance, une manière de sauver l’humain au cœur même de la dégradation.
Deux voix : une même fracture
Alexandre Soljenitsyne, dans Le Pavillon des cancéreux, nous plonge dans une salle d’hôpital soviétique des années 1950 ; Clémentine Vergnaud, à travers son Journal et ses podcasts (années 2020), offre une voix nue, intime, presque chuchotée, depuis sa chambre de jeune femme malade.
Deux époques, deux langages, mais une même expérience centrale : celle d’un corps devenu territoire étranger, et d’une conscience obligée de se réinventer.
1. La chambre comme monde : l'hôpital, microcosme de l'humanité
Chez Soljenitsyne, le « pavillon des cancéreux qui portait… le numéro treize » n’est pas seulement un lieu de soins : il est une société miniature, avec ses hiérarchies, ses rancœurs, ses espoirs et ses stratégies de survie. Comme le dit l’un de ses personnages : « Ici, tout se voit, rien ne peut être caché. » Le cancer devient un prisme pour observer l’homme soviétique, sa relation à l’autorité, à la vérité, au mensonge, à la peur.
Chez Clémentine Vergnaud, la chambre n’est pas un lieu collectif mais un territoire intérieur. « Ma chambre, dit-elle dans un podcast, c’est mon centre du monde. » Elle y invente un espace de parole où la fragilité devient créatrice : le lit, la perfusion, le souffle court deviennent les points d’ancrage d’une narration tournée vers la vie, l’amour, le futur, même rétréci.
Ainsi, bien que leurs regards diffèrent – politique et collectif chez Soljenitsyne, radicalement personnel, presque sans filtre chez Clémentine Vergnaud –, tous deux transforment l’hôpital en un lieu de vérité, là où les masques sociaux tombent.
2. Le corps trahi : expérience physique et perte de contrôle
Dans Le Pavillon des cancéreux, le corps, « cet esclave malade », est décrit avec une précision quasi clinique. Douleurs, odeurs, suintements : la maladie y apparaît comme une matière brute, presque insoutenable, témoin d’une condition humaine mise à nu. Elle humilie, elle dégrade, elle rappelle en permanence la dépendance.
Dans les podcasts de Clémentine Vergnaud, le corps est évoqué avec une douceur et une lucidité mêlées. Elle ne cherche pas à choquer : elle nomme. La fatigue, la chute des cheveux, les nausées deviennent des compagnons de route qu’elle apprivoise par la parole : « Ce corps, je le regarde avec douceur, même quand il ne suit plus. »
Chez l’un comme chez l’autre, le cancer impose une vérité universelle : le corps ne nous appartient jamais tout à fait. Mais là où Soljenitsyne insiste sur la souffrance comme épreuve morale qui éprouve la dignité, Clémentine Vergnaud transforme cette expérience en tentative de réconciliation avec son propre corps.
3. Le temps suspendu : vivre dans l'attente
Le cancer touche d’abord au temps.
Chez Soljenitsyne, les journées d’hôpital se dilatent en une attente sans contours : examens, résultats, décisions semblent suspendre toute prise sur l’avenir. Le temps, capturé par la machine bureaucratique, écrase les existences, bouche l’horizon, tandis que le passé devient un refuge fragile, parfois trompeur.
Chez Clémentine Vergnaud, au contraire, le temps se fragmente en unités minuscules : une journée, une heure, parfois un simple moment suffisent. « Aujourd’hui, c’est déjà beaucoup. » Elle ne cherche plus à se projeter loin, mais à habiter pleinement chaque instant – respirer, parler, aimer ici et maintenant. « Ce qui compte, écrivait-elle, ce n’est pas tellement le but parce que malheureusement, dans mon cas, la fin est connue. Il n’y a pas trop de mystère là-dessus, mais il y a tout ce qui va y mener et je n’ai pas envie de gâcher les moments qui vont y conduire. Aucun d’entre eux. »
Ainsi, Soljenitsyne donne à voir un temps pesant, collectif, marqué par le politique, quand Clémentine invente un temps intérieur, presque spirituel. Dans les deux expériences, la maladie fait éclater l’idée de futur et contraint à vivre le présent avec une lucidité inédite.
4. La parole comme survie
Soljenitsyne prend la plume après l’épreuve : pour lui, l’écriture est une manière de rassembler ce que la souffrance a fracturé et de transformer la douleur en mémoire partagée. Elle devient à la fois témoignage, dénonciation d’un système et recherche de sens sur une époque : « Écrire, c’est guérir ce que la souffrance a brisé. »
Clémentine, elle, parle dans le vif de l’expérience : sa parole se déploie sans distance, au présent, comme un geste par lequel elle refuse de s’effacer : « Dire, c’est résister à disparaître. » Sa voix parfois vacillante fait justement naître une présence d’autant plus forte qu’elle assume sa fragilité. « Dire. Parler. Et savoir que les autres sont à côté. Qu’ils comprennent ou non, ça n’a pas d’importance. Ce qui est important est de pouvoir lire dans leur regard, dans leurs gestes, qu’ils seront là quoi qu’il arrive. Cela me fait énormément de bien. »
C’est sans doute là que se joue la puissance de cette lecture croisée : l’un écrit pour que la mémoire ne s’éteigne pas, l’autre parle pour que la vie continue à circuler ; l’un inscrit dans la durée, l’autre dans l’instant présent. Chez Soljenitsyne, la littérature devient archive du corps souffrant ; chez Clémentine Vergnaud, la voix est la manifestation même de ce corps en train de vivre sa souffrance.
5. La relation aux soignants : entre autorité et alliance
Dans Le Pavillon, les médecins incarnent un pouvoir ambivalent. Soljenitsyne décrit « ces hommes qui croient se battre contre la mort, mais qui obéissent à d’autres maîtres ». Détenteurs d’un savoir vital, mais soumis à l’idéologie, les soignants sont pris dans une tension constante entre science, système et conscience, parfois déshumanisés, parfois héroïques.
Chez Clémentine Vergnaud, la relation est plus incarnée : « J’aime leurs gestes simples. Une main posée sur mon bras, c’est déjà un soin. » Les soignants y apparaissent comme des personnes singulières, avec des visages, des mains, des attentions précises : « Quand mon oncologue entre et qu’il voit que je lis, il me demande toujours le titre et si j’aime bien le livre. À ce moment-là, je ne me sens pas être seulement un cas médical […] Nous sommes aussi des personnes et cela change tout. » Ils ne sont plus un bloc anonyme, mais une constellation de gestes qui font exister le soin : « Être entouré par un corps médical à la fois compétent, humain et prévenant est une chance. »
Ainsi, à travers le siècle, se dessine un glissement : du pouvoir médical vertical tel qu’exercé dans Le Pavillon « qui ne cherchait qu’à inciter le malade à la résignation » vers une alliance thérapeutique, où le savoir ne prend sens qu’inscrit dans une relation de soin.
6. Ce que le cancer révèle de la vie
Au fond, ces deux récits ne parlent pas d’abord de la mort, mais de ce qui, dans la vie, résiste à la menace de la mort. Le cancer y apparaît comme une épreuve qui met à nu les priorités, les attachements, les illusions et les fidélités profondes de chacun.
Chez Soljenitsyne, la maladie devient un révélateur moral : elle éprouve les personnages comme un miroir impitoyable. On voit qui reste digne quand tout s’effondre, qui choisit le mensonge ou la lâcheté, qui parvient à se redresser intérieurement même lorsque le corps décline. La question centrale n’est pas seulement : « Va-t-on guérir ? », mais : « Quel type d’homme ou de femme devenons-nous lorsque plus rien n’est garanti ? » La vie se mesure alors à la capacité de vérité, de courage, de solidarité, parfois à contre courant d’un système oppressant où la vie est « si abominable » qu’elle « faisait plus peur que la tumeur elle-même » aux malheureux malades.
Clémentine, elle, ne cherche pas à incarner une figure héroïque ou exemplaire. Ce qu’elle poursuit, c’est la vie à l’état le plus simple : la joie de rire encore, la chaleur d’une conversation, la sensation du soleil sur la peau, la possibilité de dire « Je t’aime » à ceux qui comptent. Sa parole met moins en scène la grandeur morale que la vulnérabilité assumée, le désir obstiné de demeurer vivante dans ce qui reste possible, même si l’horizon se rétrécit : « J’ai simplement choisi de ne pas mourir et à partir de là, je fais ce qu’on me demande. Je fais plus souvent ce qu’on me demande que ce que je veux. »
Ainsi, là où Soljenitsyne interroge la vérité de l’homme face au système – vérité de la conscience, du courage, de la liberté intérieure –, Clémentine témoigne de la vérité de l’amour face à la finitude : ce qui continue de faire sens lorsque le temps est compté. L’un explore ce que la maladie révèle de la condition humaine prise dans des structures politiques et sociales ; l’autre montre ce qu’elle révèle de la force des liens, de la tendresse, de la capacité à recevoir et à donner, jusque dans la fragilité la plus exposée.
Conclusion
Ces deux œuvres, séparées par un siècle et des contextes radicalement différents – l’URSS stalinienne et notre époque hyper-individualisée –, ne proposent pas de réponses toutes faites, mais tendent un miroir à chacun : soignants confrontés à la limite de leur science, patients habitant leur fragilité, philosophes interrogeant l’humain au bord du gouffre.
Elles se rejoignent pourtant dans une question essentielle, que nos ateliers de lecture/écriture pourraient explorer : quand tout vacille, qu’est-ce qui, en nous, demeure vivant, qu’est-ce qui fait qu’à l’exemple de Clémentine nous acceptions de lâcher prise, de nous accorder ce droit ?
« Pourquoi je ne m’accroche pas, en fait ? Entendre de la voix des médecins que ce serait une erreur de s’accrocher, ça m’a fait énormément de bien. À partir de là, nous avons pu discuter des différentes options qui s’offraient à moi pour partir dans les meilleures conditions possibles. Celles qui me correspondaient le mieux. Avec le plus de dignité possible. Au moment du diagnostic, j’avais sans doute eu la meilleure annonce de cancer qu’on puisse avoir, mais j’ai eu aussi la plus délicate des discussions sur l’arrêt des traitements que l’on puisse avoir. »
La lecture croisée d’Alexandre Soljenitsyne et de Clémentine Vergnaud ouvre un espace privilégié pour un partage d’expériences et de réflexions autour de quelques axes essentiels :
- La maladie comme lieu de vérité : elle dépouille les illusions et révèle l’essentiel. Clémentine conclut son livre en ces termes : « Lorsqu’on est malade, on subit beaucoup, mais le fait de témoigner m’a donné une prise sur tout ce qui m’arrivait. C’était vraiment, je crois, l’expérience à faire dans cette maladie. L’expérience d’une vie. »
- La parole comme résistance : dire pour refuser l’effacement, transformer la douleur en présence.
- Le temps réinventé : de l’attente écrasante à l’intensité des instants.
- Le corps, territoire fragile mais vivant : lieu de réconciliation.
- Le soin comme relation humaine avant d’être un acte technique : du pouvoir distant à cette alliance des gestes et des regards si caractéristique De l’éthique du soin ultime dont parle d’expérience Jacques Ricot, philosophe praticien des soins palliatifs récemment décédé, dans un livre préfacé par Jean Leonetti publié en 2010 aux Presses de l’EHESP.
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