Améliorer le vécu de l'accouchement
Le projet Gaïa
Cet article est la synthèse textuelle de l’intervention filmée de Renaud Vidal lors du webinaire : L’humain au cœur du soin, principe fondamental de l’expérience patient (le 27 septembre 2022). Ce webinaire était organisé en partenariat avec l’Institut français de l’expérience patient (IFEP).
Renaud Vidal est chercheur en sensemaking et directeur du Département Innovation de la société ATRISC.
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Le projet GAÏA : derrière chaque patient, un être humain
Dans notre société moderne, la prise en charge médicale est souvent perçue à travers le prisme des résultats cliniques, des protocoles techniques et des indicateurs de santé visibles.
Pourtant, derrière chaque patient, il y a un être humain avec une histoire et une relation à soi et aux autres spécifiques qui dépassent largement les mesures biomédicales. L’expérience-patient, notamment dans des moments aussi intenses que l’accouchement, révèle la nécessité de donner sa place à cette singularité dans le soin. C’est précisément ce sujet passionnant que nous explorerons ici, au départ du projet GAÏA.

© Collectif Carmin : Delphine Aremza
Contexte et enjeux de l’accouchement : un vécu négatif trop fréquent
En Occident, de 20 à 40 % des femmes rapportent un vécu négatif de leur accouchement. Ce chiffre, bien que variable, est alarmant et soulève des questions essentielles sur la qualité de la prise en charge obstétricale. Plus encore, ces expériences difficiles sont de plus en plus reconnues comme contribuant à la dépression du post-partum, aux troubles dans la relation mère-enfant, à des difficultés conjugales, pour ne citer que quelques exemples.
Une maternité d’Île-de-France (niveau 3), malgré une excellence technique reconnue, a constaté qu’un tiers des femmes vivaient leur accouchement de manière négative. Cette situation paradoxale a motivé la mise en place d’un projet de recherche collaboratif, associant chercheurs et équipes obstétricales, afin de comprendre les racines de ces vécus et d’améliorer les pratiques.
Une méthodologie rigoureuse pour comprendre le vécu des femmes
Le projet GAÏA s’articule en plusieurs phases : la première vise à explorer en profondeur ce qui se joue dans l’expérience de l’accouchement, la deuxième a pour objet d’expérimenter de nouvelles pratiques, la troisième évalue l’amélioration apportée.
Comprendre ce qui se joue dans l’accouchement implique naturellement plusieurs disciplines (obstétrique, psychologie, sociologie, anthropologie, comportement organisationnel…). Elles ont chacune un langage et des présupposés différents. L’une des originalités du projet consiste à utiliser la singularité du vivant* comme métathéorie pour faire dialoguer ces disciplines et aboutir à des résultats qui intègrent l’apport de chaque discipline.
Il convient également de préciser ce que nous entendons par l’expérience patient. Dans notre approche, elle comporte trois dimensions : l’activité vécue par la femme (ce qu’il advient au corps), l’activité psychique d’élaboration du vécu (ce que je fais de ce qui m’advient), et sa réélaboration discursive (ce que je dis de ce qui m’advient).
Enfin, nous évaluons l’expérience comme la variation de la puissance d’être et d’agir. Elle se traduit par des affects de joie lorsqu’elle augmente ou de tristesse lorsqu’elle diminue. L’enjeu de cette recherche est donc de comprendre comment la logique organique qui émerge en salle de naissance peut aboutir à augmenter les puissances d’agir de la maman, du bébé, du co-parent et des soignants.
Pour mener cette étude, nous avons suivi une quarantaine de femmes :
- Interviews au neuvième mois de grossesse, pour comprendre leurs attentes et leurs émotions avant l’accouchement.
- Interviews deux jours après la naissance, pour recueillir leurs impressions immédiates.
- Observation des accouchements, avec l’accord des patientes, afin de saisir la dynamique en salle de naissance.
- Interviews des sages-femmes, des médecins et des conjoints, pour avoir une vision complète des interactions et des perceptions.
- Interviews deux mois puis un an après l’accouchement pour évaluer l’impact à moyen terme du vécu de l’accouchement.
Cette approche permet d’obtenir une richesse de données qui dépasse le simple résultat clinique.
* Nous faisons principalement référence aux travaux de Miguel Benasayag : voir par exemple La singularité du vivant. Paris, Le Pommier (2017) ou Fonctionner ou Exister, Paris: Le Pommier (2018).
Le critère biomédical :
la santé mère-enfant, une vision partielle
Dans la logique médicale traditionnelle, le succès d’un accouchement est défini par un critère simple : la mère et l’enfant sont en bonne santé. Ce critère, fruit d’une longue histoire, est essentiel, mais insuffisant pour appréhender la complexité de l’expérience vécue.
Ce cadre biomédical s’inscrit dans ce que le philosophe Michel Foucault a appelé la biopolitique, c’est-à-dire la construction de catégories normatives qui définissent ce qui est considéré comme sain et désirable. Par exemple, dans le cas de la grossesse, une femme est classée dans une catégorie « grossesse à bas risque » ou « grossesse à risque », et le désir sain est alors de réduire les risques au minimum.
Cette catégorisation produit un effet performatif : les femmes se sentent appartenir à cette catégorie et tendent à adopter les comportements attendus. Par exemple, une femme souhaitant accoucher à domicile est souvent perçue comme déviante, et son choix peut être découragé, voire stigmatisé. Dans le cadre du projet, un cas a été observé où une femme, malgré une indication médicale pour une césarienne, a tenu à accoucher par voie basse. Elle y est parvenue, mais elle a été culpabilisée par les soignants, qui lui ont rappelé à maintes reprises les risques encourus. Une autre femme résume son expérience avec cette phrase : « En fait, ce que j’avais compris lors de mon premier accouchement, c’est que notre corps ne nous appartient plus trop quand on est comme ça dans une maternité ».

© Collectif Carmin
Les « agencements affectants » de la salle de naissance
L’environnement matériel et relationnel en salle de naissance joue un rôle majeur dans la façon dont les femmes vivent leur accouchement. On propose de reprendre à notre compte le concept d’« agencement affectant » pour décrire l’ensemble des dispositifs techniques, des normes, des discours et des interactions qui font émerger une certaine logique de fonctionnement en salle de naissance qui affecte les puissances d’agir des participants.
Par exemple, la table gynécologique, qui impose une position allongée et peu mobile, confortable pour les soignants, mais qui place la femme dans une posture passive. Avec les dispositifs de monitoring, cette configuration renforce l’idée que la femme est soumise à des risques constants, nécessitant une surveillance étroite des sachants.
Ces agencements contribuent à instaurer une dynamique dans laquelle la femme est perçue davantage comme un corps à surveiller que comme une personne à accompagner.
Violences obstétricales : quand la connaissance du désir devient un obstacle
Un des aspects les plus délicats mis en lumière par cette recherche est la question des violences obstétricales. Celles-ci ne se limitent pas à des actes manifestement violents, mais incluent aussi l’absence de reconnaissance de la femme en tant que sujet à part entière, avec son histoire et ses désirs spécifiques.
Lorsque le personnel soignant considère que l’objectif d’un accompagnement réussi se réduit à la santé biologique de la mère et de l’enfant, tout le reste est perçu comme accessoire, voire inutile. Cette vision conduit à une posture paternaliste où le professionnel sait, à partir du profil obstétrical de la femme, ce qui est « bon » pour elle.
Cette attitude du corps médical est résumé par ces mots d’une obstétricienne « La faculté nous a dit quoi faire, mais pas comment ».
Autrement dit, l’enjeu serait de convaincre la mère de faire ce qui est bon pour elle. Cette logique peut engendrer un sentiment de dépossession chez la femme, qui ne se sent plus reconnue dans son intégralité, mais réduite à un simple réceptacle de soins techniques. Cette absence de rencontre véritable, le fait que la femme ne se sente pas accueillie, comprise et respectée est vécue comme une violence.
Le vécu de l’accouchement un moment initiatique, une affirmation de soi
L’accouchement ne se réduit pas à un processus physiologique. Comme le résume une citation d’Anne Evrard, Présidente du Collectif Inter-associatif Autour de la Naissance (CIANE):
« L’accouchement, ce n’est pas simplement sortir vivant, c’est un moment initiatique, un passage, une affirmation de soi. »
Cette affirmation trouve un écho puissant dans les témoignages recueillis. Les femmes ayant vécu un accouchement positif expriment souvent un sentiment de fierté, une confiance renouvelée en leur corps et en leur capacité à être mère. Cette confiance est essentielle pour la construction de leur image maternelle et pour leur intuition dans la prise en charge du bébé. On trouve ici une traduction concrète de ce que nous avions appelé une augmentation de la puissance d’agir.
Mais, l’accouchement affecte aussi la relation de couple et le lien d’attachement à l’enfant. Certains vécus difficiles empêchent même la mère de regarder son enfant ou d’établir un lien immédiat, ce qui peut avoir des répercussions à long terme sur la relation mère-enfant. Par ailleurs, le moment de la naissance réactive fréquemment les liens que la femme a eus avec ses propres parents. L’histoire familiale de la femme s’invite comme une dimension parfois importante de l’accouchement. Dans certaines conditions, elle ce moment constitue aussi une fenêtre unique de réorganisation psychique.
Des exemples concrets pour comprendre la diversité des vécus
Pour mieux saisir la complexité de ces expériences, voici quelques exemples issus des interviews :
- Une femme accouche pour la première fois, mais est terrorisée à l’idée de passer le reste de sa vie à s’occuper de son enfant, elle qui menait une vie très active.
- Une autre va avoir un second enfant, mais est déçue de l’implication de son conjoint. Elle se sent fatiguée : « Je suis au bout du rouleau. » Elle craint la douleur, surtout lors du passage du bébé.
- Cette femme a son premier enfant : elle aurait aimé un garçon, car « pour une fille, la société actuelle est plus compliquée ». Elle a peur du « point de vue de son mari » et des pratiques interdites des soignants.
- Cette maman a son deuxième enfant. Elle a eu une HPPI à l’accouchement précédent et a été « voir quelqu’un pour en parler et se libérer ».
- Pour elle, ce premier enfant est issu d’une PMA. Elle estime que la « sortie » n’est pas sereine mais quelque chose d’angoissant pour le bébé, donc que la mère doit être capable d’offrir à son enfant des « conditions pas trop nulles ».
- C’est le deuxième enfant d’une maman dont l’aîné est autiste. Lors du premier accouchement, la péri n’a marché que d’un côté : elle a été parcourue de spasmes. « Je crains de revivre ça. Par ailleurs, je me dis : « Est-ce que peut-être, physiologiquement, je ne suis pas faite pour accoucher ? » Son choix d’avoir un enfant est influencé par sa volonté de sceller son nouveau couple.
L’expérience d’une fausse couche passée qui a entrainé une hémorragie se traduit par la peur du passage du bébé. Les angoisses grandissent : la vue du placenta, du sang, la peur de revivre des choses, l’inquiétude qu’il soit trop tard pour qu’on lui pose la péri.
Ces exemples illustrent combien il est réducteur de considérer une femme uniquement à travers des paramètres médicaux. Chaque histoire, chaque contexte psychique, modifie la signification même de la naissance.

© Collectif Carmin

© Collectif Carmin : Delphine Aremza
L’émergence de la gouvernementalité algorithmique : un défi pour l’expérience-patient
Un phénomène majeur de notre époque est l’essor de la technologie et des algorithmes dans la prise en charge médicale. Ce que certains nomment la gouvernementalité algorithmique* désigne l’idée que les algorithmes, par leur capacité à analyser d’immenses quantités de données de notre passé, nous offrent des contextes d’actions qui nous incitent à prolonger nos comportements antérieur, et nous empêchent de devenir autre. Ainsi, les protocoles strictes utilisés dans la prise en charge des femmes produisent des prophéties auto-réalisatrices dans lesquelles les comportements prédits par la branche du protocole se réalisent. Par exemple, si le travail ralentit, on s’inquiète pour le foetus ce qui amène à injecter de l’ocytocine de synthèse pour accélérer le travail, provoquant des contractions qui sont parfois mal supportées par le foetus, justifiant le fait que l’on avait bien raison de s’inquiéter…
Dans ce contexte, les soignants deviennent des segments humains intégrés dans un système algorithmique. Par exemple, tant que la technologie n’est pas capable d’évaluer l’ouverture du col de l’utérus, les sages-femmes réalisent cet acte. Mais, le jour où un dispositif pourra le faire, l’intervention humaine deviendra secondaire, voire inutile.
Cette mutation pose un risque : la réduction du patient à un simple ensemble de données, et du soignant à un rouage d’une machine décisionnelle. L’incertitude, inhérente à la vie et à la naissance, est la cible à éliminer par ces algorithmes. Pourtant, c’est précisément cette incertitude et la manière de faire avec ce qui advient qui fait la richesse et la complexité de l’expérience humaine.
*Voir par exemple A. Rouvroy, « L’art de ne pas changer le monde », La Revue Nouvelle, vol. nᵒ 8, pp. 44–50 (2016).
Conclusion : remettre la relation au cœur du soin
L’expérience de l’accouchement, avec ses enjeux médicaux, anthropologiques, culturels, psychiques et sociaux, illustre parfaitement la nécessité de repenser la manière dont nous concevons le soin. Le défi est de dépasser la vision biomédicale pour intégrer, dans une relation de soin, l’ensemble des dimensions humaines qui augmentent nos puissances d’agir.
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Publié le 27 novembre 2025 – Renaud Vidal